L’étoffe des songes

Les Trois Disparitions de Soad Hosni (Rania Stephan, 2011, 70 min.)

1. Nous sommes de la même étoffe que les songes et notre vie infime est cernée de sommeil 1

26 janvier 2022. Je commence ce texte. C’est l’anniversaire de la naissance de Soad Hosni, star du cinéma égyptien décédée dans des circonstances mystérieuses à Londres, en 2001. Elle est l’héroïne de mon long-métrage Les Trois Disparitions de Soad Hosni (Rania Stephan, 2011, 70 min.).

Le film est entièrement constitué d’images VHS tirées de ses films de fiction, un hommage à son talent d’actrice et à son travail dans le domaine du cinéma. De 1959 à 1991, elle jouera dans 87 longs-métrages, et avec 47 réalisateurs différents.

Le film commence par la rayure d’une pellicule 35 mm, une boucle blanche sur fond noir.

Dans son manuel d’utilisateur, SONY nous avertit : « si la qualité de l’image ou de l’écran ne répond pas à vos attentes, si l’image est de mauvaise qualité avec lignes, barres, carrés, points, image double, pixels défectueux ou écran noir, si vous avez l’impression que l’écran présente un problème structurel, suivez la procédure de dépannage ci-dessous… ».

Ici, la rayure amorce le film et marque son intention. Tout sera matière à narration : rayures, neige, sautes, lignes, barres, noirs, surexposition, etc., car loin d’être des signes de carence dans l’image, ces éléments démontrent qu’elle est encore vivante. Les apories d’image et de son seront même au cœur de cette narration.

Le film est basé sur deux principes fondateurs : d’une part, il ne comporte aucun apport extérieur au corpus cinématographique de l’actrice ; d’autre part, il est exempt d’effets ajoutés tels des voix off, de la musique, des sons ou du texte. L’histoire se terminant par la mort, le film est construit comme une tragédie composée d’actes, avec un prologue et un épilogue.

Une actrice morte se souvient de sa vie et de son parcours. Elle court. On l’appelle de tous les prénoms de ses personnages. On dirait qu’elle fuit quelque chose. Couchée sur un divan de psy, elle dit ne pas se souvenir. « Essaye ! », lui rétorque la voix.

Les souvenirs émergent de la bande vidéo noire qui scintille de rayures et de neige vidéo. Cette bande VHS est issue d’une bande Betacam qui, elle-même, provient d’une pellicule filmique 35 mm. De plus, j’ai dû transcoder cette cassette VHS en DVCAM pour l’importer dans l’application numérique de mon ordinateur et commencer le montage.

Ces images portent en elles toutes ces transformations. La bande noire devient le support de la mémoire fragile de l’actrice à partir de laquelle le souvenir hésite, balbutie, puis émerge.

Les images arrivent fragmentées à la manière d’un rêve. La mémoire, comme le rêve, se construit et se reconstruit au fil des répétitions, des transformations, des substitutions, des hésitations, des lapsus, des manques et des oublis. Elle fonctionne aussi par associations et résonnances. Le montage du film suit cette même logique.

La construction d’un film n’est jamais uniquement cérébrale ni totalement narrative ou entièrement esthétique : il y a toujours une part d’intuition flottante dans les images que je place sur la Timeline, comme dans un songe. Songer, c’est aussi penser.

Aussi, l’état du spectateur me rappelle celui du rêveur éveillé.

Le souvenir, comme la mémoire, comme le film, est montage. Pour moi, tout est montage.

Les Trois Disparitions de Soad Hosni (Rania Stephan, 2011, 70 min.)

2. L’imagination est plus belle que la réalité 2

Le travail sur l’archive est un travail d’archéologie. C’est une recherche passionnante de l’origine.

L’archive ne nous arrive jamais seule. Elle vient chargée des strates du passage du temps. Ce temps ne fait pas uniquement référence à la date de production de l’archive, de la sortie d’un film ou de sa relecture au présent. C’est aussi le temps qu’ont mis ces images à nous parvenir, leur trajet. Nous revoyons ces archives chargées du souvenir de ce que l’on a vu avant. Ces deux temporalités se superposent dans le présent.

« Je me souviens parfaitement de cette scène qui m’avait beaucoup marqué dans mon adolescence », me dit un jour un spectateur très ému à la sortie de la projection des Trois Disparitions. Pourtant, la scène dont il me parlait n’était pas une copie à l’identique de l’original : c’était un remontage de quantité d’éléments en provenance de plusieurs films de Soad Hosni. Le film est constitué de multiples trames qui le traversent et l’enrichissent, ce qui crée divers niveaux de lecture.

Mais le sentiment que ce spectateur a eu face à cette scène reste intact, même si son souvenir est inexact. L’imagination est plus belle que la réalité.

L’image d’archive ne vient jamais seule : elle est chargée de l’affect qu’elle porte qui, avec le temps, s’amoncèle. Au montage, il faut prendre en compte cette charge et ces couches de sens et d’émotions charriées avec l’image d’avant. Lors de la manipulation d’une archive, c’est à la fois la collision et la collusion de tous ces éléments qui créent du sens et suscitent des émotions. Cela se complexifie davantage lorsque l’archive est mélangée avec d’autres images — celles que l’on trouve et celles que l’on tourne.

3. Les miroirs feraient bien de réfléchir davantage, 3 fois 3

Tribu (Rania Stephan, 1993, 9 min.)

Cette séquence du miroir dans Orphée de Cocteau est reprise dans mon premier film Tribu. Là, mon frère traverse le miroir que fixe Maria Casarès. Les images que l’on voit et que l’on traverse, de même que celles qui nous voient et nous traversent, proviennent de cette fabrique magistrale d’images qu’est le cerveau. Le cerveau regarde, imprime, classe, compose, recompose, crée et restitue des images.

Mon travail filmique est parcouru par cette fascination pour le mélange des différents registres d’images que l’on a dans la tête : celles qui nous viennent du monde extérieur et nous imprègnent ; celles que l’on crée dans nos rêves ; et celles que l’on fabrique dans nos films.

Depuis ce premier film, je m’efforce à rendre compte de cette fabrique-là, intuitivement au départ, puis de plus en plus consciemment à travers le montage.

L’image d’ouverture de mon premier film Tribu était déjà une archive : un carré de neige vidéo blanche dans un carré de neige vidéo noire. Qui a-t-il avant l’image ? Comment préparer la venue d’une image ? Comment regarder une image ? Comment renouveler son regard ?

« Re-garder, c’est garder deux fois », a dit Jean-Luc Godard. N’est-ce pas là une expérience de l’archive ?

Train-Trains #1 (Rania Stephan, 1999, 33 min.)

Dans mon film Memories for a Private Eye (Rania Stephan, 2015, 31 min.), le détective McPherson, emprunté au film Laura (Otto Preminger, 1943), s’apprête à fouiller les affaires intimes de Laura qui, à ce moment du film, devait être morte. Soudain apparait Alice, celle du pays des merveilles, provenant de la première adaptation cinématographique du livre tournée en Angleterre, en 1903.

À la manière d’un ballet, une chorégraphie parfaitement synchronisée s’engage entre McPherson et Alice : ils traversent un espace, passent une porte, ouvrent un tiroir, une armoire, cherchent et fouillent, regardent derrière un rideau, s’arrêtent devant un miroir, sentent des fioles, se tournent et avancent vers un tableau.

Les deux personnages avancent dans une quête ; ils naviguent entre leur réel et leur imaginaire. Séparés par 40 ans et un continent, ils se retrouvent cependant ici, comme s’ils avaient toujours joué ensemble dans un même espace-temps.

Dans mon imagination, ces images résonnent. Leur temps est le même ; elles sont synchrones. Le montage de ces deux séquences en surimpression crée une nouvelle forme à la beauté étrange, car ce qui les lie demeure énigmatique et évident à la fois.

Le montage, la gestion du temps des images et des sons dans une forme unique, est une grande école de vie et de pensée, une technique et une discipline, tout à la fois. C’est un moyen de voir et de comprendre la fabrique du monde, la représentation et soi afin d’arriver à y vivre, car comme le dit si bien Godard : « La représentation console de ce que la vie est difficile, mais la vie console de ce que la représentation n’est qu’une ombre ».

TAPE 1 (Extrait de Memories of a Private Eye, 2015)

Notes

  1. William Shakespeare, La Tempête, acte 4, scène 1, 1611 : citation en introduction du long-métrage Les Trois Disparitions de Soad Hosni (Rania Stephan, 2011).
  2. Cette phrase répétée par l’actrice tout au long du film signale au spectateur qu’il s’agit d’un film sur le personnage cinématographique de Soad Hosni, et non pas sur sa personne réelle. La phrase est tirée du film suivant : Bi’r el Hirman/Le Puits de la privation (Kamal El-Sheikh, 1969, 120 minutes).
  3. Orphée (Jean Cocteau, 1950, 112 minutes).