Les Grands Entretiens : Jocelyne Saab par Dominique Huppi (1999)

Au micro de Dominique Huppi dans Les Grands Entretiens diffusés à la Télévision Suisse Romande (TSR) en 1999, Jocelyne Saab revient sur trente années de carrière et aborde sans ambages les raisons qui l’ont conduite à se saisir des images. Nous remercions chaleureusement Jinane Mrad pour la transcription de l’entretien 1 .

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Dominique Huppi (D. H.) : Jocelyne Saab, vous êtes libanaise, chrétienne, vous êtes arabe, vous êtes réalisatrice de cinéma et journaliste. Née à Beyrouth, vous y avez vécu longtemps dans des circonstances assez diverses. Beyrouth qui est quand même le symbole d’un des principaux conflits de ce siècle, le conflit israélo-arabe, et qui l’a vécu dans sa chair. Vous l’avez vécu aussi dans votre chair, ce conflit à Beyrouth. Quelle est votre relation à Beyrouth ?

Jocelyne Saab (J. S.) : Beyrouth, c’est comme l’histoire de la marguerite. Avant tout, tout est à vif, chaud, brûlant, d’ailleurs c’est ce qui la rend touchante, mais ce qui la rend aussi exécrable. Beyrouth, pour moi, c’est comme lorsque nous étions enfants, je pourrais dire : « je t’aime un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout », puis je recommence : « je t’aime un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ». C’est la relation que j’ai à Beyrouth.

D. H. : Vous êtes née dans une famille riche, dans une famille assez connue, issue de la grande bourgeoisie.

J. S. : Oui, mais on avait une particularité, c’est que mon père a fait sa vie en Extrême-Orient, il a parcouru le monde arabe. Il est parti du Liban vers l’Irak, vers l’Iran et puis il a poussé vers l’Extrême-Orient. C’était un grand admirateur de Gandhi, autodidacte. La chose que j’ai gardée de lui est l’idée de la paix et de la tolérance. Il parlait beaucoup de langues, il a vécu longtemps en Chine. J’ai grandi dans l’insouciance totale, mais avec des images et avec l’image d’un aventurier qui a fait que je me suis propulsée dans le monde. Je crois que je me suis fait rejeter par ma communauté qui n’était pas du tout tolérante pendant la guerre alors que je le restais et que j’ai défendu des idées. Je crois que je tiens ça de là, et puis peut-être du fait du rejet d’une société qui m’a étouffée.

D. H. : Vous parliez de tolérance, vous étiez chrétienne, vous apparteniez à la communauté chrétienne, comment cela se passait en tant que petite fille chrétienne, riche, quels étaient vos rapports avec les autres communautés, en particulier avec les musulmans ?

J. S. : Je vais parler de choses personnelles sans faire de théorie. Quand j’avais douze, treize ans et quand j’ai commencé à sortir à quatorze-quinze ans, il y avait de premières boums, et lorsque je rentrais, le lendemain, il y avait toujours quelqu’un qui m’avait dénoncée pour dire « ah, mais tu es restée plus longtemps avec ce garçon qui est musulman », et on me disait « celui-là ne le fréquente pas trop, il n’est pas question que tu aies des relations avec lui ». Donc, déjà môme, et pourtant on était une famille tolérante, on faisait la distinction en disant « ça ce n’est pas pour toi, on reste entre communautés », et cela me choquait terriblement. Plus tard à la fac, j’ai eu des copains de toutes les communautés — musulmans, juifs, chrétiens — mais je sentais le racisme. On disait « celui-là il est kurde, celui-là il est chiite, celui-là il est métouali ». C’était les strates sociales ; dans les bidonvilles, c’est les métouali. On disait par exemple, tu t’habilles comme une chiite ou une métouali, trop coloré. Alors que c’était beau, chaque communauté avait son identité. Ça, je ne l’ai jamais accepté.

D. H. : Il y avait donc déjà une forme de racisme dans un Liban précisément dont on vantait le côté tolérant.

J. S. : Oui, mais pourtant, il faut reconnaître qu’il y avait ces dix-huit communautés qui vivaient dans une sorte d’intelligence. En réalité, c’était une apparence. Il y avait des intérêts communs, parce que le Liban est une plaque tournante avec le désert derrière nous et la mer devant, parce que c’est un pays d’argent aussi et qui fait qu’on oublie tout. D’ailleurs, ça recommence aujourd’hui, ils ont oublié qu’ils ont passé vingt ans de guerre, et c’est l’argent qui domine. Tous les ingrédients qui ont fait la guerre sont en train d’être plantés l’un après l’autre.

D. H. : Est-ce que vous parliez l’arabe ?

J. S. : Bien sûr que je parlais l’arabe, je l’ai appris à l’école de la même manière que le français en première langue. Seulement, et c’est pour ça que les chrétiens ont fini par dire « nous ne sommes pas des Arabes, nous sommes des Phéniciens », ce n’était pas grave de ne pas parler arabe, je suis occidentalisée et « la dissertation d’arabe je ne la ferai pas, j’irai skier », alors que la dissertation de français je restais la travailler. C’était un peu cette mentalité. C’est après que j’ai réalisé, toujours grâce à mon père, et que j’ai rattrapé l’arabe en l’apprenant dans le Coran avec un cheikh musulman. Heureusement, car c’est ça qui m’a permis d’avoir accès à la littérature, à la culture parce que c’est cette langue qui fait tout, c’est une langue sacrée pour les Arabes.

D. H. : À l’époque, toujours dans votre enfance, comment était considéré le fait de parler arabe ?

J. S. : Entre nous, on parlait le français, et l’arabe, on le parlait avec les domestiques parce qu’il y en avait une tapée, c’est comme ça la vie à Beyrouth, c’était la dolce vita, c’était la vie de la fin des colonies. Heureusement que, vers la première philo, je pensais déjà faire journalisme et je voulais faire cinéma. On m’avait dit « non, c’est un métier d’artiste, tu vas être dévoyée, il n’est pas question de le faire ». Je l’ai quand même fait, j’ai quand même appris l’arabe et j’ai été à contre-courant, mais cela ne vaut pas dire que dans d’autres familles, la langue arabe n’existait pas différemment. Dans une certaine bourgeoisie, c’était vécu comme ça.

D. H. : C’était un peu la langue des domestiques.

J. S. : Pas partout, il ne faut pas le dire, mais dans certaines familles comme ça, c’était inutile. Aujourd’hui, je crois qu’on a pris conscience du contraire, et c’est l’inverse qui se passe. On se dit qu’il faut avoir l’arabe comme première langue parce que c’est celle qui permet d’avoir accès à certaines choses. Par exemple, si on veut être avocat dans le pays et qu’on ne parle pas l’arabe, ce n’est pas possible. Peut-être que certains se sont réveillés en se rendant compte que l’ouverture vers le monde arabe est importante. On ne peut pas vivre isolé en étant tourné uniquement vers l’Europe, il faut aussi regarder vers ce qu’il y a derrière. C’est un réveil de la guerre.

D. H. : Pour revenir à des souvenirs plus personnels, et pour en terminer avec cette période de l’enfance, vous avez parlé quelque part dans un film d’une période magique. Comment expliquez-vous l’emploi de ce mot « magique » ? Qu’avait-elle de magique cette enfance ?

J. S. : Elle est magique, mais elle est silencieuse : c’est-à-dire que tout y est beau. Je garde de mon enfance les tapis de mon grand-père. Je suis née dans un musée. Mon grand-père était collectionneur, on n’avait le droit de ne toucher à rien, mais tout était très beau. Il y avait des objets phéniciens, tout le Liban était là dans la maison : les objets grecs, phéniciens, romains, paléolithiques, néolithiques. C’est incroyable parce que notre sol est tellement riche. On est à deux pas de l’endroit où sont nées les religions, il y a des vibrations, on ne vit pas sans cela. L’histoire immédiate était là aussi. Le côté magique est le fait qu’on a grandi insouciant de tout jusqu’aux années 1970. Là, j’ai commencé à prendre conscience des problèmes du pays.

D. H. : Vous dites « inconscient de tout ». Tous les enfants, partout, dans les pays qui ne sont pas en guerre ont une vie insouciante. En quoi la vie à Beyrouth était particulière ?

J. S. : Jusqu’en 1965, voire 1970, je ne savais même pas qu’il y avait des Palestiniens à Beyrouth. Je ne savais pas qu’il y avait eu, en 1948, la création d’un État qui allait être l’un des conflits de ce siècle. J’ai grandi sans le savoir. C’est une fois que j’étais à la fac, qu’il y a eu la guerre de 1967 et qu’on préparait notre bac avec les fenêtres peintes en bleu qu’on a écouté la radio pour la première fois et qu’on a suivi l’actualité. Quand je vois aujourd’hui mon fils qui rentre le soir et qui, à treize ans, est au courant de tout ce qui se passe dans le monde, je me rends compte que c’était une façon d’être terriblement protégé. Même après, à la fac, le souci était d’aller skier et d’aller nager. C’est vers la quatrième année quand j’ai étudié l’économie du Proche-Orient que j’ai commencé à me réveiller. C’est à ce moment-là aussi que j’ai commencé à voir des types arriver à la fac avec des revolvers à la hanche et je ne comprenais pas.

D. H. : Qui étaient ces types ?

J. S. : C’était déjà le parti phalangiste d’un côté et le parti de gauche de l’autre. Moi, je votais pour les garçons qui étaient plus sympathiques : ils m’apprenaient Léo Ferré, Brassens ; ils m’apprenaient tout ce qu’il se passait en Union soviétique, on parlait de Sartre, de Simone de Beauvoir. De l’autre côté, il fallait voter pour les gros revolvers. Pour moi, c’était ça la gauche et la droite. C’est par mon métier de journaliste que je suis descendue dans la rue et que j’ai vu les premiers bombardements, l’armée israélienne qui bombardait les Palestiniens, j’ai compris qu’il y avait des camps, des bidonvilles et qu’on n’était pas ce pays de banques, de montagnes — qu’on n’était pas la Suisse du Proche-Orient. La vraie coupure a eu lieu après mon premier long-métrage en 1975, qui s’appelle Le Liban dans la tourmente, dans lequel j’avais filmé la bourgeoisie libanaise qui est élégante, belle.

Extrait du film Le Liban dans la tourmente : « […] il faut que la société libanaise se reconditionne, il faut qu’elle comprenne l’importance de ses problèmes sociaux et qu’elle soit surtout prête à faire le nécessaire et les sacrifices nécessaires pour y faire face. Il faut que ceux qui gouverneront le Liban de demain soient pleinement conscients de cette ligne sociale, de cette nécessité d’innover en matière sociale […] ».

J’ai pris comme un boomerang ces images et d’ailleurs cela m’a fait prendre conscience de la force de l’image et de la force de mon regard. Je me suis réveillée par ce regard. Je n’étais pas une théoricienne, je n’appartenais pas à des partis. Après ce film, j’ai reçu des menaces, je me suis fait traiter de traître dans la presse, « traître à ta communauté », « traître à tes origines », « qu’est-ce que c’est que cette femme qui va s’amuser et nous faire ces images ridicules », etc. J’ai pris conscience de l’importance des images, car eux se voyaient dans un miroir et étaient gênés. La rupture a été totalement consommée et la guerre l’a fait exploser lorsqu’en 1976, j’ai fait un film intitulé Les Enfants de la guerre qui raconte l’histoire d’enfants échappés d’un des premiers massacres d’un bidonville de Beyrouth. J’ai passé une semaine avec eux et je les ai filmés en train de rejouer le massacre qu’ils avaient vécu. Là, je me suis fait condamner à mort comme traître à ma communauté. J’étais poursuivie et je n’oublierai jamais cette scène. J’avais fait ce film qui était passé sur France 2, au journal télévisé, donc à une bonne heure d’écoute. Le même jour, alors que j’étais à Beyrouth, je passe dans la rue Hamra, celle qu’on appelait les Champs Élysées, près du Horse Shoe, le café des intellos, et là-bas les marchands de journaux étalaient les journaux sur de petites caisses en carton, et je vois la une : « Condamner Jocelyne Saab », « Juger Jocelyne Saab ». Sur l’illustration, j’avais un bandeau sur l’œil et une tête de prostituée. J’ai eu peur et ai compris la guerre à ce moment-là. J’ai remonté toute la rue et ai acheté peut-être cinquante exemplaires du journal, comme si je voulais me sécuriser. J’ai lu et relu cet article insultant, injurieux, intolérant.

D. H. : C’était un article des phalangistes ?

J. S. : C’était un article d’un groupuscule relevant des Phalanges de l’époque qui me condamnait à mort. La ville s’est ensuite divisée en deux et les gens mourraient sur le passage. Je me rappelle que je passais en cachette pour aller voir mon père qui s’était réfugié dans notre hôtel en haute montagne parce qu’il était malade. Chaque fois que j’arrivais, il y avait toujours quelqu’un du personnel qui me dénonçait et quelqu’un d’autre venait dire qu’il fallait que je parte. Je repartais vers trois heures du matin et je faisais un tour entier du Liban pour rentrer à Beyrouth Ouest, je redescendais vers Byblos, je coupais vers Tripoli qui est dans le nord et qui est une ville musulmane, je remontais vers les Cèdres et de là, je redescendais vers la Bekaa puis Beyrouth Ouest de nouveau. Je faisais tout un tour par les cimes pour rentrer chez moi.

D. H. : En 1973, vous faites un grand reportage en Lybie et vous rencontrez Kadhafi et cette expérience vous a marquée.

J. S. : Ce qui m’a frappée, c’est que j’ai découvert par l’image la spiritualité de l’islam, plus que Kadhafi qui était encore le jeune chef bouillonnant qui voulait remplacer Nasser décédé. Il était cabot en diable, je lui ai fait faire ce que je voulais pour les besoins du film : marche par-là, prends ta voiture, fais-moi des sauts en Range Rover. Là, j’ai découvert quelqu’un qui découvrait le pouvoir et qui pouvait être dangereux. Par contre, il y avait une marche organisée par les Libyens sur l’Égypte. On était à Benghazi après la fin de la marche. J’ai vu s’avancer de tous les côtés des tribus entières qui arrivaient du désert avec leurs instruments de musique en peau de chèvres et de chameaux. Ils dansaient, un peu comme les soufis, et la rumeur montait, montait. La danse était splendide et en fait c’était une prière de ces hommes du désert que j’ai vu tous regroupés. À l’époque, on écoutait Mickael Jackson et cela m’a semblé tellement vide et dérisoire par rapport à cette musique qui valait toutes les musiques modernes que j’écoutais. D’ailleurs, beaucoup de musiciens de l’époque se sont inspirés de ces musiques puisqu’ils sont allés jusqu’en Inde. Je prends conscience à ce moment-là, par l’image, d’une autre religion. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à lire Maxime Rodinson, que j’ai approfondi tout ce que je savais, que j’ai eu envie de découvrir ce monde arabe autour de moi d’une manière plus profonde, et que j’ai surtout eu envie d’aller en Égypte. Kadhafi avait pour dieu Nasser, il voulait l’imiter, et l’Égypte, c’était la culture. J’ai été transportée par une curiosité de connaître l’environnement qui allait me sortir du couvent où j’ai fait mes études, au palais dans lequel je suis née avec toutes ces antiquités. Finalement, je crois que, petite fille, je me suis ennuyée. Je sais que je ne parlais pas alors que je n’arrête pas de causer maintenant. J’étais mutique, car tout ce qu’il y avait autour de moi m’écrasait. Lorsque je suis sortie, j’ai vu la vie autour qui était vraie. Je crois d’ailleurs que c’est ce qui a manqué aux Libanais qui se sont repliés sur eux-mêmes, sans regarder ce qu’il y avait autour, je suis allée jusqu’au fin fond de l’Asie, sur les traces de mon père, pour comprendre le sens des choses.

D. H. : Vous parlez de prise de conscience de l’islam et de la culture arabe, est-ce que c’est aussi une prise de conscience de votre propre identité arabe ?

J. S. : Sûrement, j’avais besoin de savoir. J’étais beaucoup portée vers l’Occident. Je connaissais la littérature arabe parce que j’avais passé mon bac, je connaissais la poésie arabe, j’ai compris de quel environnement je faisais partie, mais cela ne m’a plus suffi. Je crois que lorsqu’on acquiert une culture occidentale, c’est avec le temps que je peux dire ça aujourd’hui, je savais que c’était un acquis, mais je ne savais pas ce que ça voulait dire d’être arabe. Je l’ai compris en allant dans ce monde et, après, j’ai compris que je faisais partie d’un continent. Je pense que je suis quelqu’un de physique : au fur et à mesure que j’ai voyagé dans ces pays, même l’Asie, j’ai découvert que je me sentais à l’aise dans ce continent et que c’était un prolongement naturel de cette terre. L’Occidentale que je suis aujourd’hui, avec mon passeport français, c’est un acquis, j’ai appris à l’avoir, c’est une identité que j’ai ajoutée. L’autre est complètement naturelle.

D. H. : En 1975, c’est la guerre, et vous décidez de rester au Liban. Comment avez-vous vécu cette première phase de la guerre ? Comment ça s’est passé ? Comment avez-vous pris conscience de la guerre ?

J. S. : Elle vous tombe sur la tête. En 1975, j’ai eu envie de raconter. Je sentais que je pouvais déjà dire quelque chose. J’ai voulu en réalité faire le tour de mon pays pour la première fois. Je ne connaissais pas les zones musulmanes, Tripoli, le Sud. J’ai pris ma petite Volkswagen, ma petite caméra, j’ai amené un caméraman et fait le tour du pays, le tour des communautés, le tour des milices, j’ai découvert mon pays et je l’ai aimé. C’est peut-être la guerre qui m’a réveillée.

D. H. : À quel moment touchez-vous la guerre ?

J. S. : Je dirais que c’est le moment où la bombe est tombée dans ma chambre à coucher alors que j’étais dans la pièce à côté. Plus encore, je touche à la folie de la guerre, c’était par étapes et heureusement qu’on peut en rire aujourd’hui, parce que sur le moment même, c’était effrayant. En 1976, les bombes pleuvaient de tous les côtés, c’était un feu d’artifice de bombes. Je me souviens qu’on était quatre copains et qu’on a valsé toute la nuit dans la maison parce qu’on pouvait mourir à tout moment. La guerre, c’est ça, c’est de se dire « moi, je ne vais pas mourir ». À quoi cela servait de se cacher en bas, c’était pareil, on pouvait prendre les bombes n’importe où. On a dansé toute la nuit. J’ai cru que j’étais invincible, ça m’a donné une force incroyable et j’ai eu la force d’aller vers les autres. D’ailleurs, je descendais tous les matins de 6 heures à 10 heures, avec un chef opérateur, filmer Beyrouth qui partait. Je me suis rendue compte que c’était fini, le temps de mon enfance. Dans Beyrouth-Ouest, j’ai choisi ceux qui disaient « on ne fait pas de différences ». D’ailleurs, on est resté un groupe, chrétiens, juifs, musulmans, habitant le même lieu parce qu’après, il y a un moment dans la guerre où on s’est groupé dans les maisons, on ne pouvait plus habiter seuls. On partageait tout et on était de plusieurs communautés dans une même maison, les trois communautés de la région. On ne faisait pas de différences et c’était une gloire pour nous d’être comme ça. Ce qui est fou, c’est qu’on croit qu’on fait la révolution, qu’on va changer le monde, qu’on sert à quelque chose. J’ai cru ça pendant assez longtemps et cela m’a permis de vivre et de défendre des idées.

D. H. : Est-ce que ça a détruit quelque chose chez vous ?

J. S. : Mon dieu, tout. C’est lorsque que je me suis un peu éloignée de la ville en 1985 que j’ai vu à quel point j’étais vidée, cassée, combien j’avais perdu mes repères. Je n’existais plus, il a fallu tout reconstruire. Tout dans la vie, tout.

D. H. : Retrouver une identité ?

J. S. : Retrouver une identité, une raison d’être, retrouver un sens aux choses. À Paris, tout est organisé, il y a des codes, des règles, des lois, et je regardais ça et me disais « mais qu’est-ce que c’est que ces codes, ces règles, pourquoi vouloir que tout soit carré ? ». Il a fallu que je m’adapte, que je recommence tout.

D. H. : Mais vous aviez besoin de ça, à ce moment-là ?

J. S. : Oui, c’est d’ailleurs ce qui m’a aidée. J’ai été très malade, à mon avis, c’était psychosomatique. J’ai fait un sujet que j’ai appelé Fécondation in vidéo, sur la fécondation in vitro parce que je me trouvais à l’hôpital, je m’ennuyais, on ne savait pas ce que j’avais. J’étais contente dans les murs blancs de l’hôpital, je faisais un film à partir de murs blancs et je faisais un film sur la vie, la vie impossible qu’il fallait fabriquer dans de petits tubes pour qu’elle puisse exister puisque l’être humain ne pouvait pas la donner. Après coup, j’ai réalisé qu’il y avait un symbole parce que j’avais besoin de la vie, tout était mort. Mon métier, c’est l’image, donc c’est comme ça que j’ai pu m’exprimer. À l’époque, la fécondation in vitro était considérée comme une création artificielle de la vie. Je passais des heures à regarder dans le microscope à trois dimensions qu’on nous avait prêté. On passait des nuits et des nuits avec les médecins à regarder ça de près. Et puis tout à coup, quand je l’ai projeté, c’était devenu expérimental. C’étaient les premières images. Les Suédois faisaient ça en même temps que nous. Moi, j’étais une petite Libanaise dans le laboratoire de la cité universitaire. Ça m’a aidé, et je suis repartie sur autre chose après.

Ce qui a précédé et qui nous a beaucoup cassés aussi, c’était le siège de Beyrouth en 1982. En 1982, ma maison brûle, quatre jours avant le siège. C’était un choc. Ma mère me dit « quand même, tu ne vas pas crever toi aussi ». Je viens dix jours à Paris, je témoigne, tout le monde voulait me faire raconter ma maison qui brûle alors que je trouvais ça absurde compte tenu du nombre de morts, de gens malheureux que j’avais vu tous les jours. Je dis non, j’y retourne. C’était encore un choix délibéré et j’ai eu de la chance de l’avoir, mine de rien. Comme ceux qui ont eu la chance de croire à des idées, comme ceux qui ont cru à la guerre d’Espagne, c’est un peu le début d’une partie de ce siècle, les années 1960-1970. On a la chance d’avoir cru à ces choses.

D. H. : C’est pour ces choses que vous repartez à Beyrouth en 1982 ?

J. S. : Oui, parce que je trouvais que c’était injuste. De quel droit les Israéliens avaient-ils décidé d’occuper et de bombarder cette ville ? Donc, en réaction, avec d’autres amis à moi, je décide de retourner et de filmer ma ville. C’était ma manière de la défendre, d’être là. D’ailleurs, la ville était vide. C’est encore une contradiction incroyable. C’est comme lorsque Coppola pour la guerre du Vietnam met de la musique d’opéra et montre que la guerre est une chose magnifique et un spectacle magnifique alors que la guerre est quelque chose d’horrible. On a vécu une période d’utopie, il y avait même des journalistes israéliens qui étaient là, qui étaient contre l’invasion. C’était une manière de dire qu’on était contre l’intolérance, contre l’injustice. On croit faire quelque chose parce qu’on joue sa vie et on croit que ce sont des choix. Quand on croit à ces choses-là, la chute est encore plus dure derrière parce qu’après on joue quoi ? ll faut revenir à des choses que vivent tout le monde.

D. H. : Le siège de Beyrouth donc durant l’été 1982, terrible, des dizaines de milliers de morts et en même temps, vous disiez que c’était une période extraordinaire, euphorique ?

J. S. : Oui, c’était extraordinaire parce que nous avons fait un choix délibéré, et parce que ça a créé quelque chose de particulier entre les habitants. On n’avait pas grand-chose à manger dans Beyrouth-Ouest, on avait du Picon — un genre de « Vache qui rit » de moins bonne qualité — on avait des sardines, on trouvait à peine des légumes. Il fallait aller chercher l’eau pour se laver, pour boire aux puits qui restaient ici et là. On n’avait pas grand-chose, mais on était heureux parce qu’on vivait en harmonie de nos idées, en harmonie avec la vie et l’idée de défendre quelque chose contre une injustice. Cette chose-là est le plus beau moment de ma vie.

D. H. : Le siège de Beyrouth ?

J. S. : Pas le siège, le siège était affreux, mais cette idée-là était la plus belle et je l’ai vécue et c’est une sensation, une conviction forte que je n’ai jamais retrouvée. Je n’ai même pas eu besoin de la fabriquer, c’était là, je la fabriquais dans le quotidien, je la vivais. C’était intense. C’est presque une chance et en même temps, la guerre est quelque chose d’affreux.

D. H. : Vous disiez tout à l’heure « on se sent un peu invincible », cela joue aussi.

J. S. : Oui, d’ailleurs on se sent tellement invincible que lorsqu’on revient après ici à Paris, on n’est plus rien du tout, on part en morceaux. On s’est senti invincible, on s’est carapacé, mais on a eu peur, et quand la tension retombe, on part vraiment en morceaux.

D. H. : À ce moment-là, il y a une espèce de fascination de la guerre, une fascination de la bataille, de la mort ?

J. S. : Non, non, je n’ai jamais été fascinée par la mort.

D. H. : Mais ce sentiment d’euphorie, d’invincibilité…

J. S. : C’est la vie-la mort, c’est les deux. C’est comme l’amour-la mort. C’est les deux en même temps, le fait que cela se rejoigne. Mais je ne fais pas partie de ces gens qui sont fascinés par la mort. C’est la limite de tout. C’est l’insondable, mais dans le fait qu’on défend quelque chose, ça c’est humain. Au contraire, c’est le côté humain poussé à l’extrême dans ce qu’il a de plus beau.

*D. H. : Il y a le fait de défendre quelque chose, mais il y a aussi ce côté d’invincibilité et aussi de sortir d’une vie banale, quotidienne. *

J. S. : Non, c’est peut-être qu’on vit hors société. Quand on est hors de la norme « société », c’est toujours plus facile. La société a ses règles, elle impose des choses, le fait que la société ne nous impose pas des normes et qu’on croit qu’on est en train de défendre des idées et le fait que la guerre soit là, à nous rappeler tous les jours que ce sont deux camps adverses, l’un contre l’autre, et que nous on est dans l’un en disant non on n’a pas le droit, on n’est même pas dans l’un on est sur le territoire où elle a lieu pour dire c’est injuste. On est là que pour dire que c’est injuste. On se croit dieu. C’est défendre une idée dans la guerre qui a un sens. Je n’aime pas la guerre, elle m’a détruite, elle m’a cassée. Aujourd’hui, dans ma vie, elle est présente, elle fait que je panique, que je perds mes moyens, que je me détruis, que je perds mes convictions, que j’ai beaucoup de mal à croire aux choses.

D. H. : En septembre 1982, vous quittez Beyrouth dans des circonstances un peu particulières.

J. S. : On m’a choisie, je ne sais pas pourquoi, pour partir avec Arafat sur l’Atlantis à l’issue du siège de Beyrouth. J’étais une femme, dans la ville, à filmer Beyrouth avec d’autres copains. J’aurais très bien pu être tranquille à Paris dans un appartement et ils m’ont demandé avec trois autres personnes d’aller sur le bateau d’Arafat pour filmer son départ de Beyrouth. Tout d’un coup, j’ai eu terriblement peur parce que ça me faisait quitter la ville et je comprenais que c’était la fin de quelque chose. Je n’avais pas vraiment envie de partir. Peut-être qu’ils ont pensé que j’étais en danger, je n’en sais rien, je ne crois pas. Et puis, c’était une responsabilité historique de filmer Arafat sur le bateau de l’exil. Jusque-là je filmais pour moi, sans commande de télévisions, ce n’était pas mon métier d’être caméraman, mais ça allait. Mais filmer un moment historique comme celui-là, qu’il fallait donner et ne pas rater, c’était autre chose. Je me suis dit on y va.

D. H. : Entre le Liban et la Grèce…

J. S. : Entre le Liban et la Grèce, sur ce bateau, avec la mer qui lave. Là, j’ai compris combien la mer — mon dieu ! — prenait un sens politique. Elle lavait l’histoire. On partait sur ce bateau qui avait pour nom l’Atlantis, comme par hasard, et ils allaient construire la paix, le tournant de l’histoire. Je savais que je filmais un moment avec ces hommes politiques, leurs armes. Ils étaient défaits, très silencieux, personne ne parlait. Moi, j’étais angoissée comme une bête parce que j’avais peur de rater les images, le reflet de la mer, la réverbération, je n’étais pas habituée, je n’avais jamais fait ça, avec mon jeune mathématicien pour calculer la lumière. C’est passé, je l’ai fait.

D. H. : Vous disiez tout à l’heure « je savais que c’était un départ, un nouveau changement dans ma vie ».

J. S. : Comme je vivais l’histoire, je me disais que ce n’était pas possible pour moi de faire marche arrière. Il y a un proverbe vietnamien qui dit « l’eau de la source ne remonte jamais à la source ». Elle fait de nouvelles choses derrière.

D. H. : Et Beyrouth… ?

J. S. : Après, j’ai retrouvé Beyrouth dans la mémoire, en faisant ce film commencé en 1992. J’ai commencé à faire un travail de mémoire.

D. H. : Mais c’était un autre regard sur Beyrouth ?

J. S. : J’ai voulu rendre hommage à tous les cinéastes d’avant-guerre, qui sont assez des cinéastes de série B. Mais je pensais que la ville avait été série B. Tout d’un coup, constat : on était que série B. J’ai dérangé beaucoup de gens en le disant. « La Suisse du Proche-Orient est une série B ? ».

D. H. : Qu’est-ce que c’est une série B ?

J. S. : Les films de série B sont sympas, on les regarde avec plaisir, on se détend, on les regarde en été ou le soir à la télé, mais ce n’est pas du grand cinéma, c’est série B.

D. H. : Beyrouth avait perdu sa grandeur, sa splendeur ?

J. S. : Elle s’était montrée sous son vrai jour, c’était une apparence. Dans la réalité, voilà ce qu’elle était et ceux qui l’avaient montrée, qui n’avait su montrer que ce qu’il y avait étaient les cinéastes de l’époque. J’ai repris toute cette cinématographie populaire et je l’ai ressortie pour dire cela. En même temps, il y a de l’humour, on regarde la série B pour rire. On a beaucoup d’humour au Liban, les policiers, les films à trois sous, et puis c’est du sous-produit égyptien ou du sous-produit italien ou du sous-produit américain. Au Liban, on était donc un sous-produit égyptien, un sous-produit italien, un sous-produit américain alors qu’on arrête de se prétendre autre chose. Les Phéniciens ont existé, mais le XXe siècle au Liban, la guerre, c’est une mauvaise passe. On n’était pas aussi brillant que l’époque de la civilisation phénicienne, c’est tout. On s’est entretués et il faut l’accepter.

D. H. : Et aujourd’hui alors, cette histoire d’amour avec Beyrouth, ça en est où ?

J. S. : Aujourd’hui, c’est le rejet parce que j’ai du mal à vivre la régression de la ville. J’ai du mal à vivre cette main basse sur la ville avec l’argent, mais ça va bouger. Pour l’instant, je regarde vers l’Asie, vers l’Égypte, mais ça va bouger, on verra bien. Il ne faut pas toujours que j’accuse la ville.

D. H. : Dans la marguerite, on est dans la phase « je ne t’aime pas » ?

J. S. : Oui, oui. Je ne t’aime pas. Mais enfin, ça fait combien de temps que je vous parle là, drôle d’amour avec la ville quand même, sinon j’en n’aurais pas parlé. C’est « je ne t’aime pas », mais « je t’aime » et voilà quoi.

Notes

  1. L’entretien filmé est disponible sur Vimeo, https://vimeo.com/jocelynesaab