Les essais d’Agnès – Varda
Suite à la disparition d’Agnès Varda, notre ami Robert Lévesque nous a proposé de publier l’hommage qu’il rendait à la cinéaste dans son essai Décadrages, paru en 2018 dans la collection Papiers collés des éditions du Boréal. Nous remercions l’éditeur de nous avoir accordé la permission de reprendre ce texte ici.
En 1961 et 1962, les cuvées cinéma donnaient de bonnes bouteilles, on en redemandait, on buvait du Huit et demi, du ¡Cuba Sí!, au Mac-Mahon les mac-mahoniens se resservaient Advise and Consent, on titubait en sortant de L’Ange exterminateur, on s’enfilait La Notte, on zieutait L’Éclipse… Fellini, Marker, Preminger, Buñuel, Antonioni, c’étaient les cinéastes actuels et déjà des maîtres, la décennie allait faire des vagues, dont celle dite « nouvelle » – Perec, no 336 : « Je me souviens que L’Express s’étant sous-titré “L’Hebdomadaire de la Nouvelle Vague”, Le Canard enchaîné avait fait remarquer qu’on aurait davantage attendu d’un organe de presse qu’il se vante de donner des nouvelles précises. »
À Paris, le cinéma et la politique n’allaient pas de soi, et c’étaient, avant que l’on sente sous les pavés la plage, de jeunes hommes érudits qui battaient le pavage, tournaient pour tourner, de l’antitout et des riens mais dans des intérieurs réels, loin et foin des studios, ils sortaient caméra à l’épaule pour qu’en travelling elle fasse le trottoir et c’était déjà – sur les passages cloutés, les passages zébrés – un engagement, une politique, et pour Godard une morale ; ceux de la vague semblaient déclarer, péremptoires (comme l’avait écrit Péguy en son temps) : « C’est à notre montre qu’il faudra lire l’heure »…
La bande de critiques des Cahiers du cinéma passée à l’acte de tourner s’était trouvé des producteurs compatissants et il arriva que Jean-Luc Godard présente une petite bonne femme à l’un de ceux-ci, Georges de Beauregard, une délurée de trente-cinq ans née à Bruxelles de parents franco-grecs qui avait été étudiante au cours de Bachelard en Sorbonne et s’était retrouvée, faute d’un boulot dans un musée, photographe au TNP de Vilar. Elle avait une lettre de créance, cette fille, elle avait tourné à Sète en 1955, dans un quartier de pêcheurs, un film dont Alain Resnais avait signé le montage et dans lequel, en marge des activités quotidiennes de la vie des pêcheurs que Varda filmait avec vivacité, se vivait à lente vitesse l’histoire d’un couple, des existentialistes d’après l’heure qui erraient, hagards, chacun muré dans son quant-à-soi… La Pointe courte était un étrange objet qui avait agacé un des critiques de l’époque, Roger Tailleur, mais Tailleur deviendra l’un des admirateurs d’Agnès Varda et avouera sa honte d’avoir mal saisi ce film considéré comme le manifeste précurseur de cette Nouvelle Vague.
En 1962, grâce à Georges de Beauregard, Agnès Varda – qui n’a pas fait d’école de cinéma mais celle du Louvre – peut donc faire preuve d’une ambition plus grande, en liberté et en souplesse, filmant (scénario et dialogues) l’errance à Montparnasse d’une jeune femme prénommée Cléo qui pense être atteinte d’un cancer et qui attend les résultats de ses examens. Le film est ce moment suspendu – une fin d’après-midi qui débute à dix-sept heures cinq et se terminera à près de vingt heures – dans la vie d’une chanteuse (incarnée par la comédienne Corinne Marchand dont, paf, j’étais amoureux – « I fall in love too easily », comme le chante Sinatra dans un film de 1945, Anchors Aweigh).
Agnès Varda arrivait. J’ai toujours admiré cette petite bonne femme.
Haute comme trois pommes, ronde, faite pour les châles et les jupes, peignée une fois pour toutes à la Beatles, Varda est une grande cinéaste, un maître, mais comme elle est une femme, on lui sert peu ce mot de « maître »… d’ailleurs, elle s’en foutrait – pour Truffaut, c’était « la mère Varda ». Elle est de ceux qui, rares, n’ont jamais renoncé à leur vision, à leur rêve, à leur amour du cinématographe, à leur liberté d’expression. Varda est une essayiste du cinéma car ses films sont, comme on l’entend en littérature, des essais, en pellicule libre. Avant ce sublime Cléo de cinq à sept, divisé en treize chapitres sur la saisie du temps à perdre, elle avait signé une merveille sur les bizarreries éphémères de la rue, le foisonnement de conversations, le flot citadin, c’était L’Opéra-Mouffe, la tentative réussie de capter l’ambiance et l’esprit de la rue Mouffetard. Avec Daguerréotypes, c’est sa rue Daguerre où se trouve son étroite cour-jardin, sa rue de photographe, ses voisins, ses amis (Calder, Brassaï, Birkin), qu’elle filmera pour l’offrir (comme on envoie des cartes postales) aux cinéphiles véritables, ceux qui n’ont pas besoin d’histoires mais d’images, d’impressions, de mouvements, de sensations et pas les fortes, comme on dit dans l’industrie, mais les subtiles, les fines, les légères… Elle filme non pas en gros mais au détail.
Varda respire le cinéma, son cinéma. Elle filme comme on hume, elle tourne comme on aime, les acteurs, les passants, les Sans toit ni loi, son Jacquot de Nantes (Demy, son mari mort à cinquante-neuf ans), elle observe Les Glaneurs et les Glaneuses, elle parcourt ses plages ; j’aime son cinéma et je l’aime, elle que, un jour en Avignon, j’eus le bonheur d’avoir comme guide pour faire le tour de l’exposition de ses photos prises au temps de Vilar (dont la célèbre où l’austère patron du TNP porte ses lunettes noires en moustaches), le Gérard Philipe en prince de Hombourg vu en contre-plongée, des clichés pris dans le bar La Civette le soir, l’oublié Daniel Sorano et la jeune mademoiselle Moreau en fuite de la Comédie-Française, Philippe Noiret jouant les hallebardes dans la cour d’honneur et qu’elle avait fait débuter dans La Pointe courte…
Les accords d’Évian reconnaissant l’indépendance algérienne viennent d’être signés quand le 11 avril 1962 sort à Paris Cléo de cinq à sept, mais comme le film a été tourné avant ce jour historique du 18 mars 1962, Cléo croise à la cascade du parc Montsouris un garçon, Antoine, soldat en permission en partance pour Alger qui craint de n’en pas revenir et lui dit à voix basse sa peur de « mourir pour rien », on entend aussi à la radio dans un taxi des informations sur « les événements d’Algérie », seules allusions à une réalité extérieure au tourment de cette chanteuse (« de petit renom », a précisé Varda) inquiète d’être rattrapée par une mort pressée, injuste.
Cette femme au bord des larmes prend le 67 pour aller recevoir ses résultats d’analyse à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le bus traverse le XIVe, auparavant elle a déambulé dans les rues grouillantes de Montparnasse, est montée à l’arrière de ces autobus à plate-forme, Varda et son directeur photo Jean Rabier filment tout, les enseignes, les carrefours, une affiche d’Un chien andalou qui passe au studio des Ursulines, on imagine les odeurs entremêlées de croissants et de gas-oil, et Cléo (son nom de chanteuse, elle est Florence pour ceux qu’elle croise : Antoine qui l’aime sans le lui dire, sa secrétaire qui la console, un ami projectionniste qui lui montre un petit film comique) entre au Dôme, en fait le tour, attrape des bouts de conversations, elle en ressort, elle marche, seule, elle a jeté sa perruque trop coiffée, elle redevient elle…
Ce temps à tuer – le mardi 21 juin, premier jour de l’été – est filmé quasiment en temps réel, aucune ellipse, on la voit angoissée chez une cartomancienne de la rue de Rivoli, apeurée devant un homme qui dans la rue pour l’épate se transperce le bras avec un couteau, si elle prend un taxi on reste à bord le temps de la course, on traverse le Pont-Neuf et Varda ne se contente pas de camper son film dans un temps objectif, elle joue de la précipitation et du ralentissement en un savant travail de mouvement qui suggère un temps subjectif mais sans tricherie. On passe devant la vieille gare Montparnasse dans un Paris qui grouille et qui aujourd’hui n’existe plus. Aux deux tiers du film, elle insère des séquences de photos qu’elle a prises au mariage de Godard avec Anna Karina en juin 1961 et des bouts filmés (un court métrage qu’elle tourna pour le plaisir, Les Fiancés du pont Macdonald et la Nouvelle Vague), appliquant ce que Truffaut appelait « la politique des copains » ; on y voit Sami Frey, Godard, Eddie Constantine qui va bientôt tourner Alphaville…
Cléo-Florence-Corinne Marchand chante sur une musique de Michel Legrand une chanson écrite par Varda, Sans toi, écoutée mille fois dans ma jeunesse : « Toutes portes ouvertes, en plein courant d’air, je suis une maison vide, sans toi, sans toi. Comme une île déserte, que recouvre la mer, mes plages se dévident, sans toi, sans toi. Belle en pure perte, nue au cœur de l’hiver, je suis un corps vide, sans toi, sans toi. »
Roger Tailleur signe un papier admiratif dans le no 44 de la revue Positif en mars 1962 et, comme à son habitude érudit et suave, il se prend à délirer, il y écrit que Cléo de cinq à sept est « le remake actuel et bien français du Voyage sans retour, de Tay Garnett : deux êtres à demi condamnés jouissent d’un bref sursis d’amour ». Chez Garnett, l’homme est un aventurier promis à la chaise électrique qui rencontre au cours de la traversée Shanghai-San Francisco une femme frappée d’un mal incurable. À la descente, ils se donnent rendez-vous dans un bar auquel, ils le savent, aucun ne pourra se rendre…
De telles idées ne seraient pas passées par la tête de Varda… Pas de mélo pour la petite dame. Que du vérace, dans la finesse. De la vie. Visages, villages.
Extrait de Robert Lévesque, Décadrages, Collection Papiers collés, Éditions du Boréal 2018.