Le quantique des cantiques et / ou l’inverse, c’est selon.
Notes préliminaires et autres méditations autour de l’archive, de la mémoire, de la mélancolie, des paillettes, de la perte et de tant d’autres prémisses / éprouvées par un soir de Janvier 2022. Villa Arson, Nice, France.
prémisse première
je viens d’un pays qui n’existe plus
ou presque
d’un pays sur le point de désexistence
/ territoire au cadastre atrophié
que signifie l’histoire
[la majuscule indécise]
lorsque celle-ci
/ son écriture
devient interdite ?
une foule d’images seules demeurent
images dites d’archives
pour tenter le souvenir
/ oser la mnésie
prémisse plus courte et deuxième
le document d’archive a
pour vocation de
faire office de vérité
/ la preuve par l’archive
mais qu’est-ce qu’une archive sinon une fiction ?
je veux prouver la fiction
faire preuve de fiction
de frictions
[sciences-frictions]
/ et autres falsifications
prémisse beaucoup plus longue et troisième
j’ai toujours été fasciné
par la nuit
ses silences
ses vertiges
sa gravité
sa délicate torpeur
en 2017
mes insomnies prennent
des proportions jusqu’ici inégalées
inapte à la somnolence
je prends refuge dans l’image
sa musique
son geste
son mouvement
mes nuits se peuplent
des corps des voix des visages
de cantatrices astrales
et autres danseuses
aux ventres pailletés
/ l’orient par tous les moyens
sur youtube
/ ce palais de la mémoire
/ ce flux inextinguible d’images parcellaires
enfin délivrées de l’oubli
mes nuits se peuplent
des images de
feyrouz shadia hind rostom fifi abdo samia gamal suheir
zaki sherihan nagwa fouad warda zizi mostafa
entre autres figures tutélaires
de la psyché musicale arabe
manie obsessionnelle
d’un collectionneur
/ je deviens ce mono-maniaque de l’image
au gré de milliers d’heures de visionnage
/ la compulsion
je compose au fil des nuits
un catalogue
/ un atlas
[cf. aby warburg
/ roland barthes]
fragments pour une mélancolie arabe
voit la nuit
ces images dites d’archives
deviennent mon champs
d’expérimentation
je déplie les images
sans réfléchir
dans une sorte d’ivresse
/ mélancolique
je coupe et colle des morceaux
dans le seul but de
faire des rencontres incongrues
fragments pour une mélancolie arabe
fait le pari d’un catalogage
d’une encyclopédie subjective
indexation des corps musicaux
et esthétiques arabes
/ l’archive.ce.cadavre.exquis
le corpus multiple
et déraisonné
tente de faire dialoguer
de faire se rencontrer / disputer
des pans entiers de la discographie
et de la filmographie arabe
du caire à beyrouth
ma recherche-déambulation fait fi des genres
et autres géographies
de la noblesse du tarab
au clinquant / kitsch des imageries pop
fragments pour une mélancolie arabe
explore — comme son titre l’indique —
une fragmentation-décomposition
de la psyché artistique arabe
danse baladi poésie chants esthétiques
provoquer l’image jusqu’a son épuisement
/ vertiges
et autres pléthores
mon exploration s’attarde parfois
sur des détails d’images
/ fétichisation poussée à l’extrême
pixels écartés
— parfois sur le montage
d’éléments contradictoires étrangers
musiques quasi sacrées
balades populaires
danse de cabarets baladi
objets de désirs clairs
et / ou versets obscurs et poétiques
les corps se frôlent
et se provoquent les uns les autres
sur fond du leyl arabe
tenter de repérer la faille
/ le glitch
sublime
l’agrandir
le déplacer
pour tenter de créer une nouvelle
cartographie des corps
/ déconstruire
pour mieux comprendre
ce qui a été
et ce qui
— et pourquoi —
n’est plus
EXHUMER / AUTOPSIER LE CORPS EXQUIS
le manuel du parfait archiviste
et / ou comment devenir-archive
manger la mémoire
croquer les pixels
découper les images
les accoler sur mon visage
avaler les pixels
les injecter sur ma cornée
encore cristalline
jusqu’a mourir
d’oubli
ou réminiscer
/ encore
partant du diagnostic
d’une mémoire à jamais perforée
/ mémoire invalide
et chétive
tout (m’)est permis
me venger de l’archive
du document
par évitement
et évidement
et / ou par plaisir
évider
évader
perforer
/ encore plus
la mnésie
MORTEM POST-IMAGE
je plaide pour
la falsification
et autres oblitérations de la mémoire
impulsion / compulsion
devenir imagophage / devenir-(l’)archive
opération de séparation
/ la découpe
/ le frôlement
/ l’opposition
/ coupes et recollements
oser l’incise
atomiser
faillir / à l’archive
défaillir
effacer défaire démonter remonter critiquer
/ du verbe grec krinein
qui signifie
discerner
trier
critiquer c’est scinder
/ la découpe
encore
désunir
soustraire
altération et brouillage
mise à distance
faire outrage à archive
avilir l’image
l’étrangéifier pour
/ peut-être
mieux la sublimer
devenir la scorie
la rature
cette mémoire résiduelle
faite de recouvrements
de strates
disloquer pulvériser atomiser
la surface de l’image
dans une ode à la perte
/ et à la disparition
l’à-rebours
l’anachronique
l’anamnèse
l’anarchive
déchoir l’archive
/ et louer l’effacement
effacer non pour détruire
mais pour mieux voir
le geste faste et
/ mélancolique
perforer
soustraire
ne donner à voir que les restes
je dirais qu’il faut quelque part
invoquer le désordre
l’irrévérence
faire-la-nique à l’institution archivistique
instaurer un front
de libération de l’image
/ par l’image
ci-gisante et subvertie
déployer l’archive
l’aplanir
pour la faire autrement vivre
faites régner l’anarchivisme
osez l’an-archive
le soulèvement
l’insurrection
de / et par l’image
biaisez le sens de l’histoire
provoquez l’agencement insolite
adoubez
/ comme son âpre phonétique l’indique
l’incongruité
explorez
usurpez
utilisez
subvertissez
je suis pour
la simulation
la falsification
lorsque celle-ci engendre
une compréhension-autre
de mon histoire
inventer ma propre archive
comme une consolation
pour me réapproprier
des fragments épars de mon identité
inventaire
invention
indexation
/ et autres natures
mortes
face à l’amnésie arborer fièrement l’anamnèse
faire oeuvre
d’archéologue du présent
réaffirmer à la suite de
foucault
dans l’archéologie du savoir
que ce travail n’est
« rien de plus et
rien d’autre qu’
une réécriture de l’histoire »
me saisir de l’archive
la capturer
la capter
/ effectuer une ressaisie
promulguer la dissémination de l’archive
de la mémoire
prôner la maltraitance de l’image
son obsolescence programmée
l’en-deçà
l’en-tretemps
l’en-trelacs
l’en-vie
/ archive
ce matériau brut ouvert
à une manipulation neuve
il faudra
désarchiver des moments
mnésiques
filmiques
les arracher
au contexte de l’archive
pour les réindexer
dans un contexte inédit
rêver de nouvelles histoires
de nouvelles syntaxes
/ narrations inédites
dans sa lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749)
diderot préconise d’« abattre la cataracte »
il nous faut
dessiller le regard
sur l’archive
froncer notre vision
pour entrevoir
un certain par-delà
à quel instant
la dite-archive
s’émancipe-t-elle
des ourlets de l’Histoire
/ et autres mièvreries nostalgiques
?
dépecer
mettre en pièce
rapiécer
puis repriser
ne s’agit-il pas là
du « ressouvenir tourné vers l’avant »
de la reprise
dont parlait kierkegaard
?
éprouver la résistance
de l’image
pour tenter
d’en expérimenter
le point de rupture
/ le devenir
ce point
cette rupture
rompre puis à nouveau contrarier
réécrire le sens
réinventer le sens
archive
/ augmentée
/ aggravée
/ densifiée
puis presser le stucs des souvenirs
ceux que nous n’avons pas encore vécus
ceux desquels nous n’étions pas les témoins
et puis ces autres souvenirs
à-venir
dont nous sommes
d’ores et déjà
les protagonistes
la dernière-nuit je rêvais de cyborgs récitant des versets
/ et autres pixels cantiques
prémisses autres
cette vidéo
retrouvée sur youtube
partagée par la page
issa mitri tarab
à cette adresse
www.youtube.com/watch?v=kny61o3bYUA&t=578s&ab_channel=IssaMitriTarab
en voici une capture
d’écran
elle existe aussi
sous d’autres formes
mais celle-ci a été choisie
pour sa qualité sonore
/ bien meilleure
au recommencement donc
il y a
ces images
cette femme
née à mirsin en turquie
un 24 décembre 1924
ce microphone
adorné de fleurs
ce chant
/ à fendre les âmes
cet orchestre
ces blancs
ces scories
ces gris
ces noirs
diffusés par un soir
de 1966
sur canal 7
ancêtre de télé liban
première chaîne de télévision
dans le monde arabe
véritable écrin cathodique
recelant parmi les plus
beaux chapitres de l’âge d’or
de la télévision libanaise
aujourd’hui en quasi décrépitude
/ comme toute le reste
d’ailleurs
elle s’appelle
nour el hoda
voici son oeil gauche
le revoici
en plus rapproché
22 minutes et 57 secondes
rescapées de l’oubli
en voici
le code
le txt
ou du moins
un extrait
la retranscription intégrale
des dites images
s’étend
elle
sur plusieurs
dizaines de milliers
de pages
sur des paroles
du poète égyptien
ahmed shawki
et une musique
de mohamed abdelwahab
nour el hoda
que l’on surnommait
la voix d’or
chante
son cantique parle
de perte
de mélancolie
cet embrasement par l’amour
le langage de l’amour
sa rupture
و تعطلت لغة الكلام
le langage de la parole
est rompu
cassé
abîmé
suspendu
arrêté
s’adonner à la
réactivation
de l’archive
et puis cette légende qui court
il est dit
dans ma famille maternelle
que ma grand-mère
jeannette
femme-sage
mélomane
et libanaise accompagnait
son amie nour el hoda
au piano lors de sessions
improvisées les dimanche
d’âpres-midi
des années cinquante
et libanaises
souk el najjareen
/ le souk des menuisiers
domicile familial de mes aïeux
voici l’œil gauche de jeannette
le revoici
en plus rapproché
puis
le 9 janvier dernier
cette découverte
inédite
rana adhikari
professeur de physique
quantique
à caltech
avance que l’univers est composé
de petites unités
décrites comme un
pixel de l’espace-temps
l’univers
serait
donc
composé
de
pixels
le visage de
nour el hoda
aussi
le visage de
jeannette
ma grand-mère maternelle
aussi
physique cantique
et chants quantiques
puis
aux dernières nouvelles
ces images
en provenance
d’une galaxie voisine
qui viennent
d’être interceptées par
le satellite james webb
lancé depuis kourou
en guyane
le dernier 25 décembre
les voici
Le quantique des cantiques et/ou l’inverse, c’est selon (Nasri Sayegh, 2022)