Le portrait ovale
“C’est notre histoire. C’est l’histoire d’un peintre qui fait le portrait de sa femme. Tu veux que je continue ? – Oui.”
(dialogue de Vivre sa vie)
“Pris un chocolat avec Albertine, Place du Trocadéro. Elle veut changer la couleur de ses cheveux. Je lui dis qu’il faudra alors aussi détruire le tableau de Renoir auquel elle ressemble.”
(Jean-Luc Godard) 1
“En tant qu’œuvre d’art, on ne pouvait rien imaginer de plus admirable que la peinture elle-même.” 2 Nana remue dans le cadre que le peintre/réalisateur ne déplace jamais. Elle fume une cigarette, se maquille, regarde le jeune homme, composant sa contenance d’un mélange discret de curiosité et de gravité, comme si elle comprenait, dans ses yeux, dans son corps, le destin qui va se jouer d’elle. Et la caméra demeure, posée sur elle. Le récit de Pœ est celui d’un peintre, en effet, qui fait le portrait de sa femme et qui se voit à ce point obsédé par cette tâche qu’il en oublie jusqu’au modèle qu’il est censé peindre. “Et il ne voyait pas que le fard qu’il étalait sur la toile était retiré des joues de celle assise près de lui.” 3 Nana est tournée à demi vers le mur et pose du rouge sur ses lèvres. Contre le mur, une photo de Liz Taylor est épinglée. Au moment où le peintre réalise la dernière touche du tableau, il s’exclame : “C’est la vie elle-même ! Il se tourna soudainement vers sa bien-aimée : Elle était morte !” Nana a le visage penché un peu tendrement et énigmatiquement vers son amant. Elle cligne des yeux et s’assombrit. Le dénouement de Vivre sa vie est déjà joué à ce moment-là : Nana sera abattue (deux fois plutôt qu’une) par des proxénètes lors d’un échange d’argent.
Cette séquence mémorable de Vivre sa Vie me semble résumer à elle seule toute la complexité, toute la richesse, toute la “beauté fatale” de cette ré-union qui ouvre et ferme un chapitre impressionant de l’œuvre de Jean-Luc Godard. Ces années, que les critiques n’ont pas hésité à appeler les “Années Karina”, et qui tracent une ligne dans l’œuvre, du Petit Soldat jusqu’à Made in U.S.A, sont toutes marquées par une ou deux figures centrales (Belmondo/Poiccard/ Pierrot-Ferdinand, Seberg/Patricia, Constantine/Caution, Subor/Bruno, Frey/Franz, etc.). Autour de ces personnages s’élabore un récit, à tâtons, par ruptures. Mais dans la plupart des cas, il s’agissait de faire le portrait d’un type, voire même d’une âme. De toutes les femmes qui seront passées sous l’objectif de Godard, Anna Karina reste et demeure la Muse privilégiée, la plus inspirée et la plus inspirante, malgré la saisissante palette de comédiennes qui ont accepté de se soumettre au jeu godardien (Anna Wiazemski, Brigitte Bardot, Isabelle Huppert, Nathalie Baye, Hanna Schygulla, Juliette Binoche, Myriem Roussel, etc.) Aucune autre comédienne n’a tant rimé avec un certain style de Godard, aucune autre femme n’a entretenu dans ses films un rapport aussi intime avec la caméra. Tout au long de leurs multiples collaborations, la diversité des rôles qu’elle a eu à défendre n’a eu d’égal que l’éclectisme d’un metteur en scène à la recherche de nouvelles formes. Ce que nous tenterons d’analyser ici, c’est la relation d’un peintre à son modèle, c’est-à-dire la relation de Godard à Karina, comme portraitiste, attentif à son modèle. Par une série de jeux aux teintes variées, de la couleur, de l’insistance au cadre fixe, serré sur le visage, à cette obsession du “moment magique”, de cette seconde qui passe et qu’il s’agit de fixer à tout prix sur la pellicule, Godard a toutes les attentions du peintre, du photographe, autant que du chorégraphe envers son actrice/modèle. Par modèle il ne faut pas entendre (bien que par moments on l’entendra) quelque écho bressonien, puisqu’il s’agit avant tout d’un modèle actif qu’il ne s’agit pas d’aplanir, mais avec lequel un échange dans les deux sens se produit. Ce modèle modèle autant qu’il se laisse modeler, et ce, à travers de multiples variations dont nous serons appelés à trouver les modulations, au fil des performances. Cette enquête esquissera d’abord la question, vaste et inépuisable, de la conception godardienne de l’acteur, se penchera ensuite sur la carrière d’Anna Karina avant, pendant et après Godard, pour tenter de dessiner, enfin, le fil précieux qu’a pu entretenir Karina avec le cadre de Godard, comment ce qu’elle y a apporté est parvenu à constituer en propre une souplesse, une résonance et une fraîcheur dont toute cette période est empreinte. Et de même que nous ne serons pas à même d’offrir un survol de l’œuvre de Godard, de même nous ne pourrons pas survoler la riche filmographie d’Anna Karina après ces années décisives. Il ne nous sera-t-il pas possible non plus de saisir dans le détail et dans toutes ses ramifications le travail de Karina dans les films de Godard. Nous nous contenterons de ces lignes de rencontre et de partage qui ont formé à leur manière, un couple mythique du cinéma.
Godard et les acteurs
Si Godard en est venu au cinéma par le biais de la critique, c’est avant tout en cinéphile attentif et conscient de la place qu’il serait appelé à jouer dans une histoire, et qu’il reconstituera à sa manière. Cette conscience aiguë, elle ne l’a jamais quitté, lui qui n’a cessé de se situer, par ses films, par rapport à et dans cette histoire. Pastiche, citations, homages ont longtemps été et demeurent des traits essentiels de son œuvre. Cette dimension réflexive de son cinéma (citant tantôt Lang,. Murnau, tantôt Hawks, Ulmer) existe aussi dans sa direction d’acteurs. Il n’hésite pas d’exiger de ces comédiens de se comporter “comme des comédiens”, de jouer, de se-jouer, de “jouer la comédie” en nous rappelant par là-même le corps, la voix, le geste – y insistant au besoin – qui fondent et articulent le jeu. Godard interroge directemement – et les acteurs en portent la marque – les possibilités de l’expression au cinéma. Dès A bout de Souffle, Godard pose comme principe qu’on ne peut savoir ce qui “se cache derrière ce masque”. Mais si il n’est pas possible de découvrir l’intention, la pensée du personnage, on peut toutefois révéler quelque chose : un style, une approche, une prise à partie du public. D’ailleurs, le masque, le geste stylisé voilent autant qu’ils révèlent la nature de l’âme qui s’ébroue dans le cadre. En déconstruisant les codes du jeu, en les montrant dans leur nudité, les comédiens reconquièrent, au bout du compte, une liberté qui passe, cette fois, par la reconnaissance d’une présence médiatisée.
Le jeu y est, en effet, souvent médiatisé, non pas simplement par des corps, des pensées, mais par une culture, une histoire (de l’art, de la littérature, du cinéma) qui les travaillent. Par une relation fondée sur la ressemblance, sur le “comme x“, nous appréhendons ces personnages comme s’ils étaient déjà formés par une Histoire, et dont les acteurs seraient soient les types (femme fatale, poissard, gangster, traitresse, ingénue, collégienne), soient les figures emblématiques : figures tirées d’une galerie déjà formée par les peintres, les romanciers, ou les cinéastes (Marianne Renoir, Nana, Jeanne d’Arc, etc.) Comme l’écrit Bart Testa, “without recourse to “acting” at all, Godard situates the characters within the mythologies of culture that precisely determine them as characters.” 4 Nous accédons au corps de l’acteur et de l’actrice via ces médiations. Le jeu des acteurs et des actrices transite à travers ces codes culturels et génériques, mais ne s’y limite point, puisqu’à travers ces étranges télescopages, ces ruptures de ton et de style, un style nouveau émerge, qui exige des acteurs une versatilité, une habilité, une capacité d’adaptation formidables. Si Godard démonte les codes et les artifices du jeu, il serait injuste de dire qu’il relègue l’acteur au second plan au profit de la technique ou du concept (du moins à cette époque). Même s’il a pu dire que ses personnages, malgré une certaine dose de naturalisme, sont toujours devenus symboliques, représentaient des idées 5 , cela n’enlève rien à la performance et ce qu’elle peut comporter de richesse, de vérité. C’est souvent à travers le travail de l’acteur-trice que l’Idée trouve son siège, par l’entremise de postures, de poses, des cassures de jeu d’une scène à l’autre, qui produisent ce qu’on pourrait appeler une discontinuité constructive : le personnage se construisant à travers les ruptures, à travers la variétés de postures, de poses qui l’habitent, qu’il habite dans un mouvement, un ressassement perpétuel. En somme, si les personnages de Godard tiennent toujours lieu de quelque chose d’autre (i.e. qu’ils incarnent, auxquels ils se réfèrent) la référence n’est jamais une fin en soi, mais une façon de faire transiter le singulier par le général.
Avec très peu de mots, avec des dialogues barbouillés et donnés au comédiens juste avant de tourner, avec des indications, elles, très précises sur le mouvement, les pas et gestes exigés, les acteurs de Godard doivent composer presque sur-le-champ. Très peu de temps est laissé pour habiter, pour “se mettre dans la peau” du personnage. Toutefois, les acteurs dans les films de Godard n’improvisent jamais au sens strict, bien que leur jeu se présente avec la vitalité de l’improvisation. Rien n’est improvisé, nous dit Godard, dans la mesure où personne n’improvise dans la vie 6
. Cela donne une stylisation dans le jeu, une simplicité du trait, qui ne contredit pas la spontanéité, le naturalisme, mais plutôt les contient dans un cadre. Si les acteurs-trices ne sont pas appelés à jouer en fonction d’une intention émotionnelle, d’une volonté d’exprimer quelque chose de bien déterminé, ils retrouvent, au-delà du texte parfois difficile qu’ils ont à défendre, la fraîcheur d’un moment, d’une première impression, l’expression de la vie qui palpite. “The moment when the actor is the most alive will be the moment which is recorded on film.” 7 De la sorte, il parvient à atteindre, ce qu’il a qualifié lui-même de réalisme théâtral, où on parvient au vrai par le faux, par la reconnaissance du faux. De films en films, les comédiens s’admettent à eux-mêmes et à l’écran qu’ils sont en train de jouer, qu’ils sont dans un film, par une série de stratégies que nous déclinerons un peu plus tard. Ce faisant, ils reconnaissent la présence de la caméra avec laquelle ils décident d’entretenir un échange fondé sur le défi, la séduction, la complicité. Selon les cas et les corps, cette relation sera plus ou moins soulignée, et le lien entre la vie et la vie de la fiction sera plus ou moins poreux. Dans le cas d’Anna Karina, il semble impossible de séparer, à certains moments, la vie de la fiction – cette vie qui tremble au bout d’une voix qui dit, dans Une Femme est une Femme, en s’adressant à la caméra : “Je suis heureuse”.
Reconnaissant explicitement les codes historiques, culturels, génériques qui encadrent le jeu du comédien, Godard se reconnaît aussi dans une certaine tradition, celle des grands couples (mariés ou non) du cinéma : Dietrich-Von Sternberg, Chaplin-Pickford, Griffith-Gish, Pabst-Brooks, Rosselini-Bergman, Fellini-Massina (et depuis, entre autre, Cassavetes/Rowlands). S’il est parvenu à inscrire dans cette tradition un couple Godard-Karina, c’est aussi et surtout parce que son actrice avait ce je-ne-sais-quoi qui s’y prêtait admirablement et qui, dès Le Petit Soldat, s’est imposé. Godard se reconnaît une place dans cette tradition et on pourrait même dire qu’il la revendique, bien qu’il n’ait jamais voulu imposer un scénario ou un projet à Karina, et que ces films se sont toujours faits dans le sens d’une entente mutuelle. Que Karina ait été, pendant longtemps, l’actrice de Godard, ne nous intéresse que dans la mesure où elle nous permet d’explorer un trait de son esthétique. En posant Karina à chaque fois au centre du film, c’est comme s’il s’agissait- dans le film même – de reconnaître une tradition cinématographique et d’en formuler la conscience. Karina est devenue, sur le coup, dès Une Femme est une Femme, l’exemple même d’une star Nouvelle Vague, qui explorait, dans chaque film, un pigment nouveau de sa palette.
De Ann Karin à Anna Karina : de mannequin à modèle
Anna Karina (Ann Karin) arrive en France à l’âge de dix-huit ans, de Copenhague, et devient mannequin pour Pierre Cardin. Elle joue dans un film de Rohmer (Charlotte et son Steak, 1951), et s’est présentée lors d’une audition pour À Bout de Souffle :
C’est le petit rôle où à St-Germain elle montre ses seins et Belmondo lui pique 50 francs. Il m’avait fait venir parce qu’il m’avait vu dans une pub de Monsavon. Il me dit : “Il faut vous déshabiller.“ Là-dessus, j’ai répondu que je ne me déshabillais pas. Je suis partie et j’ai publié cette histoire ? 8
Ils se recroiseront en 1960, alors que Godard cherchait une interprète pour jouer un second rôle dans Le petit soldat, puis, en 1961, alors qu’il parcourait le tout-Paris pour trouver une comédienne pour Une femme est une Femme (il aurait même écrit à Joan Collins). Il proposa le premier rôle à Karina après l’avoir vue dans Ce Soir ou Jamais (1960) de Michel Deville.
À partir de 1961, année de leur mariage et de la production de Une Femme est une Femme, débouleront coup sur coup Vivre sa Vie (62), Bande à Part (63), Alphaville (65), Pierrot le Fou (1965), Made in U.S.A. (66) et Anticipation (Episode de Le Plus Vieux Métier du Monde, 66), où, pour la dernière fois, la lentille de Godard croisera les yeux évanouissants de Karina. Le cinéaste et l’actrice n’eurent nullemement durant ces années un contrat d’exclusivité. Alors que Godard tourne Le Mépris, Une Femme Mariée, Masculin-Féminin, 2 ou 3 Choses que je Sais d’Elle, Karina joue dans Chléo de 5 à 7 (Varda), La Ronde (Vadim), L’Étranger (Visconti), La Religieuse (Rivette). Et si Godard, par la suite, filmera d’autres acteurs-trices de taille (Fonda, Huppert, Schygulla, Delon, Piccoli, Depardieu), Karina se verra offrir des rôles de prestige par des réalisateurs aussi divers que Fassbinder, Ruiz, Deville, Arcady, Cukor, etc. Un fait qui échappe souvent est que Karina réalisa elle-même un film en 1973, film dans lequel elle était aussi l’interprète (Vivre Ensemble). La carrière de Karina, en d’autres mots, ne s’est pas limitée à l’œuvre de Godard bien que leurs deux noms demeureront – comme dans l’esprit de plusieurs les noms de Belmondo et de Seberg – à jamais associés à une époque particulièrement prolifique du réalisateur, et où l’acteur jouait un rôle de premier plan (ce qui s’est perdu durant les “Années Mao” et du cinéma militant).
Du Petit Soldat à Anticipation, ils réalisèrent sept longs métrages en moins de dix ans, sept variations au tempo très différent. Il suffit de jeter un regard sur ces œuvres pour saisir l’incroyable versatilité de l’actrice. De l’enfant cachotier, inquiet mais traître du Petit Soldat, à la starlette de musical amoureuse et assurée d’une Femme est une Femme, au dessin tragique et pur de Nana dans Vivre sa Vie ; de la collégienne innocente et effarouchée de Bande à Part à l’aventurière duplice et complice de Pierrot le fou, à la victime enrégimentée, stoïque, mais tremblante d’Alphaville, tous ces rôles caressent, dans leur différence, la multi-valence de Karina, dans ce qu’elle a de plus riche à offrir. C’est en ces termes que Karina décrit le travail de l’acteur : “C’est d’être géniale dans le sentiment que vous demande le metteur en scène.[L’acteur] c’est quelqu’un qui sait s’imposer par rapport à un sentiment montré à l’écran. C’est quelqu’un qui s’impose aussi par rapport à un texte.” 9 Et toujours, il lui a fallu s’imposer, dans le corps et dans la voix, au-delà du texte et du cadre, pour faire briller ce quelque chose qui, d’œuvre en œuvre ne tarit pas : “Et c’est la Vie elle-même !”.
On se rappellera que c’est justement en cela que réside le charme du tableau dans la nouvelle de Pœ : ni la beauté du sujet, ni le talent de l’exécution, mais quelque chose qui tout ensemble produit une impression vitale, un effet de vie, dans sa vacillante ambiguité, sa chavirante profondeur. Godard a déjà écrit que “le cinéma ne se pense pas, il se vit”. Ce qui s’y vit, ultimement (quand ça, cela, passe) c’est la vie en elle-même qui se joue entre nous et la pellicule impressionnée.
Il nous reste dans à étudier, dans le détail, certaines modalités de cette “vie”, parcourir certains films (pas tous), en traçant le fil qui relie Karina aux films de Godard, et d’y comprendre la place et le rôle qu’elle y occupe. En analysant un certain nombre de scènes, nous serons en mesure de mieux saisir comment Karina se situe dans l’univers godardien et les traits généraux de son travail d’actrice.
Pose/posture
Karina a souvent posé pour Godard, et ces poses, il semble, ont toujours été des pauses dans le temps, des poses du temps, des moments suspendus où l’œil de la caméra, posé en gros-plan sur son sujet, retient son souffle. Ces gros plans sont souvent fragiles, ne durent jamais bien longtemps, juste le temps de saisir, au passage, cette seconde (il y en a plusieurs dans ces films) où on imprime quelque chose de grand. Karina connaît (parce qu’elle a été mannequin de mode) l’angle et l’expression requis pour que son charme opère de la façon la plus directe. Elle sait aussi retenir le voile assez longtemps, maintenir l’attente, baisser la tête pour mieux dévoiler son visage et exprimer, à cet instant,
dans le moment, l’émotion exacte. Elle possède, sur ce plan, un contrôle surprenant sur l’image qu’elle projette et il suffit de mettre bout à bout quelques images de films pour être totalement confondu quant à l’âge, la nature, la qualité morale, voire même la beauté de l’actrice. Entre Une femme est une femme et Bande à Part, peu sauraient dire, à moins qu’ils ne le sachent déjà, que le premier a été fait trois ans avant le second. Elle domine suffisamment l’expression de son visage, l’économie de ses pas, le rapport à l’espace qu’elle occupe qu’elle parvient à projeter deux portraits qui, à s’y méprendre, ne sont pas de la même personne. Dans un entretien, Karina se rappelle : “Quand Jean-Luc
avait présenté Vivre sa Vie, Une Femme est une Femme et Bande à Part au Festival de New York, les spectateurs, les journalistes me reconnaissaient dans les deux premiers, mais se demandaient qui jouait dans Bande à Part.” 10
Pour se convaincre de ces disparités qui attestent la qualité de l’interprétation d’Anna Karina, il suffit de regarder différentes scènes qui possèdent toutes les traits d’une scène “posée”. À chaque fois, elle est cadrée de façon très serrée, elle regarde droit dans l’objectif, mais, d’une scène à l’autre, elle exprime, à très peu de frais expressifs, des traits affectifs très différent.
Dans Le Petit Soldat, Bruno (Michel Subor) est invité à prendre des photos de Véronika (Anna Karina) dans son appartement. Il est impossible de ne pas voir dans le rôle du photographe, une transposition de Godard lui-même, lançant des vérités (“le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde”), comme des banalités (“est-ce qu’il vous arrive de prendre des douches”), évasif dans ce qu’il exige d’elle (“faites ce que vous voulez, moi je vous photographie”), invariablement constant, dans le ton, le geste et l’expression. Véronika, sur le mode de l’interview, pose tout en réagissant aux questions, se baladant dans l’appartement et faisant, en vérité, “ce qu’elle veut” 11 Ce qui est frappant c’est que son maniérisme qui ailleurs aurait produit l’effet de l’ennui ou d’une malhabile coquetterie (se regarder dans la glace, se mettre du rouge, s’arranger sans relâche les cheveux, tirer sur son pull, etc.) composent un portrait naturel et spontané, recomposé à chaque fois et contenu à chaque nouveau plan (et souvent à l’intérieur de chaque plan). La caméra la suit, patiente, toujours en mouvement, et une voix-off dirige la répartition des attributs de Véronika : “Le charme de Véronika, c’était elle-même” ; “Les étrangères qui parlent français c’est toujours joli” ; “Elle avait des cernes. Ses yeux étaient gris- Velasquez”, etc. Tout à elle-même, elle parcourt la pièce en faisant transiter sur son visage une série d’expressions allant de la frayeur de l’enfant (“j’ai l’impression que la police m’interroge”), à la légéreté d’une jeunesse insouciante (“Je trouve ça idiot”). Dans ces sauts affectifs, elle trouve une distance, elle est loin de nous. Mais cette distance se brise à l’occasion, quand, par exemple, Bruno lui demande de remonter ses cheveux. Et c’est là que Godard sait se montrer à la fois fin photographe et habile peintre, puisqu’à cette seconde (qu’il immobilise volontairement) sa beauté inouïe – et on dirait jusqu’à là gardée secrète- se révèle directement.
Quand je filme un visage il y a deux choses : Je filme ce visage parce que j’en ai besoin pour le film, mais derrière cela apparaît autre chose, le visage de l’acteur lui-même. Et le processus qui consiste à photographier ce visage. Et ça change toujours le but initial que je poursuivais dans le film. 12
Godard est très attentif à ces instants qui révèlent, de la même manière que Karina dose et joue de son charme avec la même attention vis-à-vis la portée de chaque geste. C’est aussi parce qu’elle a appris très tôt à dompter l’œil de la caméra qu’une complicité naturelle, jamais forcée, s’est forgée au fil des films et selon des coordonnées à chaque fois différentes.
Cette complicité est particulièrement loquace dans Une Femme est une Femme, film tout entier tourné vers la performance et la prestation. Qu’Angela (Karina) offre son numéro de striptease ou qu’elle s’adonne à des tâches domestiques, tout y est produit sur le mode du jeu, de la légèreté et du plaisir. Lorsqu’elle chante et danse devant sa glace, seule dans sa chambre, ou devant le public blasé du club, la performance procède essentiellement de la même volonté de spectacle. Si Karina n’est certes pas une contralto, elle possède suffisamment d’assurance, dans le numéro de striptease, pour chanter sans accompagnement musical tout en se dévêtissant et lorgnant amoureusement la caméra. Dans le dernier segment du numéro, la caméra s’est considérablement rapprochée de son visage qui emplit tout le cadre. Un dispositif lumineux colore tour à tour, en rouge, en bleu, en vert, le visage et le fond de l’image. Godard se révèle ici – comme ailleurs – un très habile coloriste, puisque la couleur complémente la coloration des vers chantés et la générosité du jeu. Dominant parfaitement son pouvoir de séduction, Angela (Karina) décrit ses charmes et fait le même geste que dans Le Petit Soldat, redressant ses cheveux de chaque côtés de ses bras levés, mais révélant une expression qui rime parfaitement avec les paroles de la chanson (“Et je suis… très… be…lle”) Le portrait ici, ne se présente pas sur le mode de la surprise comme le précédent, mais bien selon un axe du contrôle absolu : elle se sait belle et sait jouer avec cette beauté.
On retrouve une autre “pose” significative dans la scène du café, vers le moitié de Vivre sa Vie, avant que Raoul ne rencontre Nana. Une chanson de Jean Ferrat joue en arrière-fond. Nana vient de livrer un monologue- aux accents vaguement existentialistes – sur la responsabilité de chaque individu face aux actes que l’on pose. Ce texte dense, lourd de signification, Karina le délivre avec l’innocence d’une pensée qui est venu comme ça, qui s’est réflechie à mesure qu’elle s’énonçait, dans toute la bonté et l’humilité de son expression. Yvette, l’amie avec qui elle vient d’échanger ces mots, s’est levée pour aller voir Raoul, et Nana demeure un instant assise, tête inclinée. La caméra recule doucement, et à ce moment, à l’instant où l’air de musique débute, elle lève la tête et pose les yeux directement dans l’axe de la caméra, quelques secondes, incline la tête de nouveau, puis la relève et sourit on ne peut plus légèrement. On coupe au plan suivant : un jeune couple est assis à une table, échange des sourires et des silences. On coupe à nouveau à Nana qui regarde toujours vers la caméra. Le cadre se referme, et elle regarde cette fois à sa droite, sans brusquer, avec l’aplat requis pour laisser le plan briller, et qui rappelle l’adage de Bresson : “Modèle. L’étincelle attrapée dans sa prunelle donne signification à toute sa personne.” 13 . On suit son regard qui se pose sur un type, debout (on ne voit pas ce qu’il fait) et qui va s’asseoir à un banc. La caméra revient une derrière fois, recule un peu, et Nana observe un court moment Raoul et Yvette autour d’une machine à boules. La chanson se termine et le film reprend son cours, de là où il s’était interrompu ou… suspendu plutôt. La suite de la scène est surprenante et mérite que l’on s’y attarde un instant.
Raoul va aller interroger Nana pour savoir, en l’insultant, si “c’est une poufiasse ou une femme du monde. Si elle s’énerve, c’est que c’est une poufiasse, si elle rit, c’est que c’est une femme du monde.” Il s’installe à ses côtés bien qu’on ne le voit jamais dans le plan. La caméra est toute entière tournée vers Nana, enregistrant la moindre expression. De hagarde au début, à pensive,ellefinit pars’esclaffer de rire et ses yeux s’emplissent d’une innocence rieuse et intriguée. Raoul quitte la table. Elle entrouvre le cahier de ce dernier où sont inscrits les noms des prostituées. À ce momentprécis on entend une rafale de mitraillette. En plan moyen,on l’observe, très grave. À la seconde rafale, ellese lève, enfile en vitesse son manteau, et court dans la rue. Encore, ici, sans surcharger, elle livre en quelques traits précis un portrait complet et profond de vérité. Godard, d’ailleurs, compara sa démarche dans Vivre sa Vie à celle d’un peintre de l’épure.
Vivre sa Vie est un film réalsite, et un moment extrêmement irréaliste. C’est très schématique : quelques traits soulignés, quelques principes fondamentaux. Je pensais affronter mes personnages de façon frontale, comme dans les tableaux de Matisse ou de Braque, alors la caméra est toujours droite. 14
Filiation,intertexte,reconquête
Cettequestiondela filiation entre la peintureetle cinéma est importante il me semble, parce que c’est souvent par rapport à des peintures, ou des récits (la nouvelle de Pœ) oùilenest question, que Karina est présentée. Dans Pierrot le fou, on retrouveMarianne, au tout début, endormie sous un tableau représentant une fille qui dort. Dans Bande à Part, Odile s’appuie contre un mur, et sur ce mur est posé un petit tableau ovale. Outre les comparaisons avec le gris Vélasquez et le gris Renoir dans Le Petit Soldat, il serait inconvenable de ne pas rappeler le nom du personnage de Karina dans Pierrot le Fou : Marianne (Godard prend la peine de nous rappeler qu’il est le prénom de la petite-fille d’Auguste Renoir).
La filiation Karina-Marianne-Renoir vaut la peine que nous en suivions la trace, puisqu’elle éclaire bien la relation que Godard entretient avec l’art pictural dans son cinéma. À la suite de la conversation entre Marianne et Pierrot (Belmondo) dans la voiture, on entend, en voix-off, la voix du narrateur qui prononce tout simplement : “Marianne Renoir”. Deux images se succèdent alors : la première est un gros-plan de Karina, démaquillée, en peignoir, prise sur le vif. La seconde est un portrait de Marianne Renoir, auquel se superpose la voix de Belmondo-Narrateur. On entend alors une une petite ritournelle sur la bande-son : “C’que t’es belle, ma Pépé, c’que t’es belle…” L’expression de Marianne (Karina) se rembrunit un peu et on l’entend murmurer d’une voix assurée pour elle-même : “On verra bien…”
Pourquoi avoir choisi Marianne Renoir ? Comme toujours chez Godard, ce choix n’est pas superficiel. Il est lié d’entrée de jeu, à un certains nombre de partis pris chromatiques dans le film. Les compositions lumineuses semblent à plus d’un moment droit tirées d’une pallette de couleurs impressionistes. Qui plus est, en optant pour la filiation avec Renoir, plutôt que du côté de Manet ou de Cézanne, Godard parvient à se situer à la fois du côté de la peinture (Auguste Renoir) et du cinéma (Jean Renoir). On voit ainsi apparaître une relation triangulaire qui aurait comme point d’articulation Marianne-Karina, en tant que modèle du peintre-cinéaste. Godard se situe donc comme double-héritier d’une tradition picturale et cinématographique.
Marianne Renoir n’est pas le seul nom qui construit de telles filiations avec Anna Karina. On peut en trouver, discrètes ou explicites dans tous ses films. Dans Une Femme est une Femme, le rôle que défend Karina appelle à des parallèles avec les stars des comédies musicales hollywoodiennes ou des triangles amoureux de Lubitsch. Dans Vivre sa Vie apparaît un autre réseau où apparaissent les noms de Liz Taylor, Louise Brooks, Renée Falconetti, ainsi qu’à Nana dans le roman Zola. Il apparaît à l’évidence que les lignes de rencontre sont multiples et inépuisables. Dans Bande à Part, on lui dit qu’elle ressemble à un personnage de roman ; dans Le Petit Soldat on la décrit droit sortie d’un récit de Giraudoux ; dans Alphaville elle est associée aux vers d’Éluard (“Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire/Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard”), etc. etc.
À la manière de Swann devant Odette, dans Un amour de Swann, Godard ne peut se retenir de faire des associations, et c’est à travers ces rapprochements, parfois inusités, que le personnage accède au rang de symbole, d’idée. Il faut bien comprendre, encore une fois, que cette ascension ne se fait pas au prix de la vie du personnage, qui serait flouée sous la vague de l’idée. Malgré cette triple filiation avec Taylor (la photo épinglée sur le mur), Louise Brooks (sa coupe de cheveux, un destin comparable à celui de Lulu dans le film de Pabst) et Falconetti (Nana assiste à une projection de La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer), on ne perd pas le personnage de vue. En d’autres mots, elle ne fait pas que renvoyer à : elle se constitue à partir de. À titre d’exemple, observons un aspect de cette triade, à savoir la relation et le parallèle qui établit à partir de Jeanne d’Arc (Renée Falconetti).
Nana est au cinéma avec un type qui l’indiffère un peu. Dans le noir, elle est d’abord éclairée de profil, logée au bas, distante, à droite de l’écran. Le type met sa main autour de son épaule. Nana regarde cette main, brusquement, avec une sorte de mépris. Aussitôt après, Godard insert des images tirées du film de Dreyer. Toute la séquence est en silence. Le film adopte, à cet instant et comme il le fera plus tard, la convention du cinéma muet. Seul le visage blanc et assombri de Nana, à deux reprises, se découpant sur le noir de la salle, s’immiscera aux segments du film (soigneusement remontés par Godard). La première fois, on voit, dans l’ordre, Falconetti, Karina, puis Artaud (ce dernier vient préparer Jeanne au bûcher). Le visage de Nana, dans cet insert, est légèrement décalé à la gauche de l’écran, alors que la seconde fois, en un plan un peu plus rapproché, il sera décadré vers la droite. Dans la seconde transition vers Nana, on passe directement d’Artaud à Nana en contre-champ. Ainsi, si le premier plan installe le rapprochement dans le plan avec Falconetti, le second la positionne à la place de la personne interrogée. Ceci permet de saisir le jeu d’identification et de filiation qui se joue dans cette scèneé Notons aussi que quelques scènes plus tard, c’est Nana qui subira un interrogatoire.
Nana, on peut l’avancer, trouvera son salut, comme Jeanne, dans la mort, et il n’est pas innocent non plus que Vivre sa Vie ait été divisé en douze chapitres, semblables aux différentes étapes de la Passion du Christ, et rejoigne, par ce détour, la Passion de Jeanne D’Arc. Par ailleurs, sous plusieurs formes, le blanc et le noir, les cadrages, les passages muets permettent un rapprochement avec le chef d’œuvre de Dreyer. Tout au long du film, on peut reconnaître une passion marquée pour un décentrage, un décadrage analogue au film de Dreyer. À la manière, encore une fois, d’un peintre, qui pense le cadre et ses limites, Godard, en invitant certains découpages tirés de La Passion de Jeanne d’Arc – ces gros-plans de Nana contre un mur tout à fait blanc, son visage morcelé par les côtés du cadre- parvient à faire déborder le cadre, physiquement et métaphoriquement. Le plan et ce qu’il contient sont contenus dans le cadre, tout en l’excédant, soit par un corps qui se prolonge dans le hors-champ, soit parce que le plan se situe en tant que prolongement historique d’un autre moment du cinéma. L’actrice rejoint la suite des renvois puisque c’est à partir de ce point d’aboutissement de toutes ces lignes de convergence que son jeu s’élabore et se construit à même la matière dont elle est constituée. L’actrice impose une forme au-delà des renvois qui la positionnent dans l’économie mesurée des citations godardiennes. À aucun moment ces figures citées ne s’offrent-elles sous le mode de la simple distanciation : elles construisent et confirment notre attachement pour le personnage. Il semble aussi que c’est toujours dans une certaine forme d’intimité que nous rencontrons Karina dans les films de Godard, peu importe les détours historiques et citationnels qu’il prend, et que nous sommes en mesure de partager avec elle ces moments.
Le corps en performance
Ces moments ne sont pas si différents, d’autre part, aux prestations, aux performances/spectacles, au sens strict, qu’elle livre dans les films. Que ce soit un morceau de chorégraphie (Bande à Part, Une Femme est une Femme), une section de dialogue chantée (Pierrot le Fou), la récitation d’un poème (Bande à Part, Alphaville), s’il y a distanciation sur le plan diégétique, elle n’affecte en rien l’adhésion à l’actrice. Il serait même possible de dire que c’est souvent au moment où l’on décroche du récit que l’on s’accroche le plus à elle. Il suffit de penser aux bondissements enfantins de Véronika dans Le Petit Soldat et des chorégraphies de Bande à Part et de Vivre sa Vie, pour sentir toute la joie de son être-là, à faire cela. Ce sont, comme le dit si bien Godard, “des moments physiques, des moments de vacances, où il n’y a pas de problèmes, où s’il y en a, ils se déroulent normalement.” 15 Les films de Godard, particulièrement ceux de la première époque, sont traversés par de tels moments innocents et naïfs, et Karina a souvent été appelée à y jouer un rôle déterminant. Godard exige de ses comédiens, il est vrai, une grande habilité, une capacité à manier plusieurs champs d’action, et de les exécuter avec grand naturel. Et c’est à cette spontanéïté dans et à travers la théâtre, que Karina est saisissante, précisément parce qu’elle se donne entièrement à ce bonheur ludique du spectacle.
C’est souvent à travers ces performances que le personnage je pense surtout à Odile dans Bande à Part reconquièrent une forme de liberté, une voix authentique. Il suffit de comparer deux moments de la scène dans le métro, avec Arthur (Claude Brasseur). Dans le premier segment, ses yeux sont emplis de terreur, son corps timide se referme sur celui d’Arthur. Mais aussitôt qu’elle commence à réciter le poème d’Aragon, sa voix s’emplit d’une douce force, d’une assurance, son visage s’empreint d’une profonde et magestueuse humilité. La même transition se produit dans le café, après le numéro de danse. Arthur et Frantz (Sami Frey) ont quitté la piste et Odile danse, insouciante et emportée, jusqu’au moment où elle s’immobilise et qu’elle demande “Où est passé Arthur ?” Il est fascinant de constater, dans son geste et sa posture, à ce moment précis, comment elle parvient à réintégrer le corps Odile, de là où, durant le pas chorégraphié, toutes ses inhibitions s’étaient levées.
Ces transitions, ces passages d’un corps à l’autre, on en retrouve une grande quantité dans Alphaville : Anna Karina (Natacha Van Braun) passe d’un corps rigide, composé de gestes statiques et saccadés, à une reconquête graduelle d’une démarche plus souple, des gestes naturels. Des mots nouveaux culbutent et bégaient dans sa bouche, comme si elle les prononçait pour la première fois… Toutes ces transitions, ces ruptures de style, ces cassures de pose, en somme, sont des preuves éloquentes d’un contrôle absolu et, à la fois d’une capacité géniale à l’abandon. Ces deux traits caractérisent à mes yeux les performances de Karina dans les films de Godard.
“Je sais à quoi tu penses.”
Dans les Histoire(s) du cinéma, Godard consacre une séquence importante à Manet et au début de la peinture moderne qui coïncide, dans son esprit, aux débuts du “cinématographe”, c’est-à-dire à l’apparition de “formes qui cheminent vers la parole”. On passerait, avec Manet, du mystère de l’intériorité (“la réalité intérieure restait plus sensible que le cosmos”), à une expression extériorisée (“le monde intérieur a rejoint le cosmos”).
Ces deux pôles sont représentés par deux énoncés : “Devine à quoi je pense”, caractérise pour Godard les femmes de Vermeer, Vinci et Corot, alors que toutes les femmede Manet semble dire : “Je sais à quoi tu penses”. C’est que, pour Godard, l’expression au cinéma n’est jamais donnée en soi, elle naît de la rencontre de plusieurs plans, de plusieurs images, de la conjonction de plusieurs niveaux discursifs et sensoriels. Très tôt, dans l’œuvre de Godard, on retrouve cette idée que le cinéma prolonge et complète la visée moderne en peinture. Ce fait n’est pas négligeable si nous considérons la place que Godard réserve à ses comédien-nes et au rôle qu’il leur donne dans son discours filmique. Force est de constater qu’il est impossible de séparer le travail des comédiens chez Godard de toute une conception que ce dernier se fait de l’art et, plus spécifiquement, de l’expression au cinéma. Cette expression est conditionnée, toujours organisée dans un cadre formel et conceptuel qui lui permet, en retour, d’atteindre à une pureté impure(i.e. contaminée par toute une tradition cinématographique, picturale, etc.) de l’émotion. Si les personnages de Godard se demandent constamment et sous de multiples formes “J’aimerai bien savoir à quoi tu penses…”, par la pose et la contenance, à certains moments, on peut entendre vibrer sur le visage de ces comédien-nes : “Je sais à quoi tu penses”.
Karina, dans cet univers, par sa posture, pose et se pose pour nous avec toute l’élégance, la grâce, la fragilité, la naïveté de la splendeur. Et puisqu’il s’est agit ici de saisir la différence qui constitue cette splendeur, nous en avons décliné quelques modalités (picturales, référentielles, perfomatrices). Nous avons tenté de démonter ce qui se montre, le plus humblement, puisque c’est toujours dans la co-présence de l’écran et de notre regard que ce je ne sais quoi peut transiter : il n’est pas fait de mots, bien que ce ne soit que par et à travers les mots que la tâche d’en savoir et d’en comprendre plus peut s’incarner.
Notes
- Godard, Jean-Luc, Trois mille heures de cinéma”, dans Godard par Godard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p.292. ↩
- “As a thing of art nothing could be more admirable than the painting itself”. Poe, Edgar Allan. “The Oval Portrait” The Complete Works of Edgar Allan Poe vol.4, New York : AMS Press, 1965, p.247 ↩
- “And he would not see that the tints which he spread on the canvas were drawn from the cheeks of her who sat beside him.” Ibid. p. 248. ↩
- Testa, Bart. “Un Certain Regard : Characterization in the First years of the French New Wave”. Making Visible the Invisible, ed. Carole Zucker, Metuchen, N.J. & London : Scarecrow Press, 1990, p.125. ↩
- Jean-Luc Godard. Interview. “Interview with Jean-Luc Godard”. Avec Jean Collet. Jean-Luc Godard, op.cit. p. 147. ↩
- “I make movies as though I’m living a day of my life. No one imporvises their life – at least I never have. Even in living you don’t improvise completely”. Jean-Luc Godard. “Jean-Luc Godard : No difference between Life and Cinema”. Avec Gene Youngblood (1968). Jean Luc Godard : Interviews Ed. David Serritt, Jackson : University Press of Mississipi, 1998, p.33. ↩
- Jean-Luc Godard. Interview. “Excerpt from an interview with Richard Grenier and Jean-Luc Godard”. Avec Richard Grenier. Jean-Luc Godard. Op.Cit. p. 251. ↩
- Anna Karina. Interview. “Entretien avec Anna Karina”. Avec Thierry Jousse. Cahiers du Cinéma. Numéro Spécial Jean-Luc Godard (1990) : p.17. ↩
- Anna Karina. “Elle est actrice, elle est femme, et pourtant… elle tourne”. Avec Ginette Charest et André Leroux. Cinéma Québec, 3.3 (nov.déc.73) : p.33. ↩
- 10) Ibid. p.14. ↩
- La relation entre l’intervieweur et l’interviewé a marqué depuis le début les relations entre Godard et ses acteurs-trices, que ce soit de façon directe ou indirecte. “My position with regards [to actors] has always been somewhat like the interviewer and the interviewed – I run behind someone and ask him something. At the same time it is I who have organized the race” Cité dans : Jean-Luc Godard. Interview. “An Interview with Jean-Luc Godard”. Avec les Cahiers du Cinéma. Trad. Rose Kaplin. Jean-Luc Godard Op.Cit. p.105. ↩
- Jean-Luc Godard. Interview. “Jean-Luc Godard : No difference between Life and Cinema”. Avec Gene Youngblood (1968). Op.Cit. p.33. ↩
- Bresson, Robert. Notes sur le Cinématographe, Paris : Gallimard, p. 92 ↩
- Jean-Luc Godard. Interview. “Jean-Luc Godard and Vivre sa Vie”. Avec Tom Milne (1962). Op.Cit., p.8. ↩
- Jean-Luc Godard. Interview. “Conversation avec Jean-Luc Godard”. Avec Jacques Bensimon, Christian Rasselet et Pierre Théberge. Objectif 65, 33 (août septembre 1965) : p.10. ↩