Une tendance du court métrage numérique

Le film dans le film dans…

L’engouement numérique dans les arts visuels étourdit par son ampleur. S’immisçant dans toutes les pratiques, le nouveau médium semble volatile et insaisissable. L’observation n’a d’autre choix que de s’appuyer sur des évènements. Le concours amateur Vidéastes Recherchés à Québec, s’il n’est qu’une manifestation parmi tant d’autres de la création vidéo, en est cependant une bonne incarnation. L’événement voit à chaque année le nombre des documents soumis augmenter et la qualité technique de sa programmation se hausser d’un cran. Dans ce festival, l’attitude numérique se donne, pourrait-on dire, « en chair et en acte ». La soirée consacrée aux vidéos de fiction immobilise un instant le médium dans une pratique proche du « cinéma ». Si la vidéo numérique parle de d’elle-même en se donnant la saveur du cinéma de fiction, elle parle aussi de l’époque en affichant le symptôme d’un malaise artistique et social bien contemporain.

Cette année, comme dans les éditions précédentes, s’est fait sentir dans la programmation de Vidéastes Recherchés une attirance répétitive pour l’autoréflexivité. Plusieurs films qui y ont été présentés mettent en scène la création artistique elle-même et son angoisse. Le film gagnant du prix du public, Comment le Dr Ducharme enfreignit le code d’éthique, de Myriam Verrault, raconte par exemple de façon drôle et ingénieuse la crise existentielle d’une fille qui rêve de devenir écrivaine. Deux films y allaient carrément du « film dans le film », dont la vidéo hors-concours de Anh Minh Truong, gagnant de l’année dernière, qui présentait sa nouvelle production. Prise d’eux raconte avec une maîtrise surprenante de la technique le tournage d’un film et les tourments du scénariste, traitant avec originalité des relations entre la fiction et le réel.

Les scénarios autoréflexifs, ou autoréférentiels, ne sont pas spécifiques aux courts métrages numériques. Loin d’ici également l’idée de dénoncer ces techniques comme ne procédant pas de la nature d’un « vrai cinéma ». Il faut cependant admettre que la narrativité qui est inhérente au cinéma de fiction donne au film une certaine tendance naturelle à se projeter hors de lui-même. Il raconte une histoire ; il construit quelque chose en dehors de lui. Néanmois, le fait de garder le récit en dedans en retournant sur le film réflexions et discours peut être une dérogation heureuse qui ouvre sur des richesses. Le propos ici concerne plutôt la multiplication de ces exceptions dans le bassin de la vidéo amateure ; c’est cette multiplication qui parle de l’ère du temps.

Cette tendance à l’autoréflexivité n’est pas étrangère au médium utilisé et à une certaine ivresse reliée à ses facilités. Aujourd’hui, la possibilité de faire des films est là, grimpante et dérangeante. Exprimer son individualité et sa personnalité par la voie des images devient non seulement facile, mais c’est comme si l’impossibilité passée de ce projet gonfle l’urgence de l’accomplir aujourd’hui. La nouveauté de l’accessibilité élève la création vidéo en un quasi-devoir ; un possible immense s’est ouvert, il faut le remplir. Le matériel disponible – caméra, système de montage, etc. – devient le premier stimulant dans la chaîne du projet artistique. Le « je peux » déclenche le « je veux ».

Dans le domaine de la fiction, cette ivresse des nouvelles possibilités ne mène pas à des films vides et sans intérêt. Encore encadrés, même vaguement, par les critères et les références cinématographiques, les vidéos de fiction gardent un certain « esprit de narrativité » qui exige, au-dessus de l’impulsivité urgente du médium, l’approfondissement, ne serait-ce que minimal, d’un contenu. La section « fiction » de Vidéastes Recherchés présente généralement des films pleins de qualités et dotés souvent d’une certaine intelligence scénaristique. Pourtant, l’un des effets du numérique semble apparaître dans cette redondance thématique de l’autoréflexivité.

Dans la vitesse du numérique, il semble que le talent réel et l’intelligence authentique n’ont pas le temps, chez plusieurs, de s’investir dans quelque chose qui les transcende. La sensibilité cinématographique ne sert pas un « regard » qui pointe vers le monde extérieur ; leur potentiel reste aux frontières du film, à l’intérieur de l’histoire de sa création, et aux frontières de l’individu, dans une subjectivité inerte et molle qui ne tend vers rien. Autoréflexif jusqu’au bout, Prise d’eux montre, à la fin, une animatrice culturelle qui demande ; « la technique du film dans le film n’est-t-elle pas le signe d’une incapacité à raconter de vraies histoires ? ».

Tout se passe comme si l’âge numérique jetait aux artistes un paquet de moyens techniquesqui s’empilent dans leurs bras et leur bloque la vue. La croissance exponentielle des instruments rend urgente la nécessité de les rentabiliser, et la vue ainsi bloquée, les réalisateurs n’ont pas eu le temps de vivre au-delà, d’explorer les horizons extérieurs ou de construire un regard. Ils n’ont devant les yeux que les possibilitées grimpantes des instruments et leurs propres efforts angoissés à leur trouver une nourriture. N’ayant pas eu le temps de se “lancer” vers quelque chose, la subjectivité artistique est réduite à elle-même. Elle ne tend vers rien. Car c’est bien de cela dont il s’agit : une certaine incapacité contemporaine à se passionner, à se mobiliser pour quelque chose d’autre que l’expression de nous-même. Le mouvement qui pousse le film à se projeter hors de lui-même peut se comparer à celui qui pousse le moi à se projeter hors de lui-même ; il a la force d’une passion.

Or, s’il est particulièrement visible dans la vidéo amateure, le malaise est certainement social et ne réside pas dans ce seul moyen technique. Le scénariste américain Charles Kaufman a bien thématisé le sujet dans Adaptation(Spike Jonze, 2002). Le film raconte avec éloquence le malaise d’une subjectivité tiède qui dépense son énergie à trouver de quoi employer talent personnel et opportunités professionnelles. Traversé par ce malaise, Charles Kaufman a écrit, dans une démarche authentique, honnête et très auto-réflexive, un scénario où il se met lui-même en scène. Un scénariste timoré et seul, qui « ne connaît que ses fesses », résout le solipsisme de sa démarche artistique par certains compromis avec l’industrie hollywoodienne. Le héros du scénario qu’il est en train d’écrire est un chasseur d’orchidée. Beau et intéressant parce qu’il est justement habité par une passion, le personnage attire la jalousie de ceux qui, comme le scénariste lui-même, sont incapables de se fasciner aussi intensément pour un objet extérieur. La lenteur de l’exercice scénaristique – souvent amputée dans la pratique numérique – a donné à l’auteur le temps de réflexion qui lui a permis de sentir sa propre incapacité à se projeter hors de lui, à se donner à autre chose. Si Adaptation montre aussi, comme les récits autoréflexifs de plusieurs courts-métrages, la tendance à ne parler que de soi, il le fait directement en affrontant ce malaise de face.

Plus que jamais, par sa cohabitation avec les images numériques, le film sur pellicule révèle son identité. Dans son dispositif lent et massif réside peut-être une certaine prédisposition heureuse, une facilité à éviter l’attitude visuelle contemporaine. Encore empâtée lourdement dans la matérialité, la technique cinématographique a peut-être le potentiel de se défendre contre l’attitude ambiante. Est-ce une idéalisation naïve du cinéma traditionnel ? Un conservatisme sur le mode du « dans mon temps … » ? N’est-il pas vrai que, dans un domaine où le long terme et la recherche subventions sont difficiles, la démarche du débutant aura plus de chance d’être initiée par « une bonne idée » ? Par un « sujet » qui captive et dont il fait bon de se battre pour sa mise en image ? Par un univers personnel qui, ayant besoin de s’ouvrir, voit dans l’image filmique son meilleur mode d’expression ? Le plus souvent, au cinéma, c’est une volonté qui trouve après coup ses moyens ; un vouloir créatif qui naît avant et qui est indépendant de la possibilité matérielle de son expression. Un « je veux » invitant le « je peux », et non l’inverse.

Le médium numérique ne peut être un facilitant docile et neutre à l’expression cinématographique. La démocratisation des moyens et de l’expression individuelle fait partie de l’idéologie dominante qui se transmet à la pratique artistique. Cela ne s’effectue pas par complot mais plutôt par mécanismes silencieux et automatiques. Le système culturel dans lequel le numérique s’insère induit une attitude particulière, une méthode qui donne la primauté aux moyens et à la technique dans le projet artistique. Ainsi inversée, la démarche créatrice importe dans l’art un handicap bien social et contemporain qui installe partout des éloignements désengageants. Ballotté entre la distance sécuritaire du client et celle, passive, du spectateur, l’individu se trouve de moins en moins de passions.Trouver un objet qui fait vibrer, sur lequel déployer une énergie créatrice, devient un calvaire ; seul véritable expérience, le calvaire lui-même finit par être assez gros pour émouvoir et être raconté. Le choix du comité de Vidéastes Recherchés, dans la sélection des vidéos de fiction, allait-il, avec les critères techniques et esthétiques, vers les vidéos qui offraient la réflexion la plus aboutie, la plus intelligente et intéressante ? Si oui, alors il est possible d’en conclure que là où l’on pense le mieux aujourd’hui est là où l’on ne pense qu’à nous même et à notre désir d’expression incapable de sortir de lui-même.