La Passeuse. À propos des archives non-film de Jocelyne Saab
À l’invitation de Mathilde Rouxel, je propose ici plusieurs documents de travail issus du fonds d’archives de Jocelyne Saab, accompagnés de quelques commentaires personnels quant à la manière dont cette œuvre me touche profondément. J’aimerais saluer d’emblée l’implication sans limites de Mathilde Rouxel pour que les films soient accessibles au public, entre autres missions d’importance qu’elle porte à bout de bras sans relâche pour que cette œuvre existe pleinement. Admiration et amitié m’ont amené à soutenir l’Association des Amis de Jocelyne Saab et j’espère que d’autres la rejoindront : https://jocelynesaabasso.com/.
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« Très tôt j’ai découvert l’enthousiasme ».
L’étymologie grecque du mot enthousiasme nous parle d’une émotion intense, de fureur divine ou d’une communication avec le divin, du dieu intérieur qui vit en chacun de nous, que Jocelyne Saab a désigné sous le terme de « l’enfance inexpugnable ».
Dans Beyrouth jamais plus, « l’enfant est devenu un véritable serpent, il s’est habitué aux fusillades, il n’a peur de rien, il n’a envie de rien ». Jocelyne Saab filme dans le ton amer du poème brechtien la croisade des enfants rescapés du massacre de la Quarantaine et complètement livrés à eux-mêmes. Cette croisade des enfants est un thème majeur dans l’œuvre de Jocelyne Saab qu’on retrouve aussi dans de nombreux projets non aboutis comme Le Temple de la Tortue daté de 1989 qui devait être son deuxième long métrage de fiction après Une vie suspendue (1985). Dans ses notes préparatoires, la cinéaste écrivait que « Le Temple de la Tortue est un film sur l’enfance qui est en chacun de nous, inexpugnable, même par la guerre. »
Une lettre de son ami cinéaste Volker Schlöndorff décrivait ce projet comme son bateau ivre ou sa saison en enfer.
On imagine aisément Jocelyne Saab sous les traits de La Passeuse l’un des personnages du Temple de la Tortue, c’est elle qui fait passer les enfants d’une rive à l’autre à travers la violence des combats.
La Trilogie de Beyrouth de Jocelyne Saab est une œuvre documentaire parmi les plus exaltantes des grandes odyssées du cinéma (dans le prolongement d’un Joris Ivens) qui nous révèle comment une jeune cinéaste conquiert son registre poétique dans le quotidien de la guerre civile comme dans les phases les plus meurtrières. On entend par Trilogie de Beyrouth les films Beyrouth jamais plus(1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth ma ville (1982).
Beyrouth jamais plus a bénéficié d’une diffusion exceptionnelle. En témoigne le communiqué de la Direction de l’information d’Antenne 2 du 10 août 1976. Dans les archives citées, l’exigence du sujet était clairement énoncée : « Promenade tragique à travers la mort, la violence, regard sur ceux qui tentent de survivre parmi les ruines et le désespoir. »
Est-ce qu’on peut envisager aujourd’hui la possibilité de diffuser un tel document à une heure de grande écoute sur une chaîne publique dans le cadre du journal télévisé ?
Marcel Jullian fut le fondateur et premier président d’Antenne 2, limitant l’interventionnisme du pouvoir sur les programmes, il est remercié et remplacé en décembre 1977. L’idée que la poésie peut bouleverser la vie fut un moment génial de l’histoire de la télévision française qui avait pour titre Beyrouth jamais plus.
Lettre de Beyrouth est le second volet de la Trilogie de Beyrouth, dont la poétesse Etel Adnan écrira également les commentaires :
« On meurt encore trop facilement pour prendre le risque de s’exprimer. Trop d’horreurs ont matraqué la population. Tandis que je regarde l’horizon, mes yeux intérieurs voient une ville d’il y a encore quatre ans avec ses hôtels de luxe, et disait-on les plus jolies filles de la Méditerranée. »
Lettre de Beyrouth me rappelle un poème de Hannah Arendt, Mélancolie.
Beyrouth ma ville (1982) est le dernier film de la Trilogie de Beyrouth, et c’est le premier film de Jocelyne que j’ai vu et qui a été pour moi un choc de cinéma considérable. Le commentaire est de Roger Assaf cette fois-là, metteur en scène de théâtre libanais dont l’éthique de travail est exemplaire et qui a suivi un itinéraire parallèle aux intentions du cinéma de Jocelyne Saab. En 1983, Roger Assaf définissait ainsi son théâtre à l’émission de France Culture, Raison d’être :
« Nous faisons du théâtre mais finalement notre préoccupation fondamentale n’est pas le théâtre, nous sommes en relation avec des gens, avec une communauté, qui est la communauté des paysans du Liban Sud, soit dans leur village, soit dans les quartiers de la ville où ils sont réfugiés, et notre principale préoccupation, à travers les relations que nous avons avec eux [est] de retrouver la mémoire collective et de lui donner une forme dans nos spectacles 1 . »
Jocelyne Saab se trouvera dans des dispositions d’esprit bien particulières à l’époque où elle va tourner Beyrouth ma ville. Elle en fait un commentaire précis dans un récit autobiographique incomplet d’une centaine de pages qui fait partie des documents les plus importants du fonds d’archives Jocelyne
Saab :
« En 1981, lorsque Volker tourne “Le Faussaire” cela fait déjà sept ans que je vis dans la guerre. C’était devenu mon quotidien. Mon passé récent était la guerre, mon présent était la guerre, mon futur serait la guerre. Je ne connaissais plus que la guerre et ne vivait plus que par elle. J’étais même devenue la guerre. J’en avais fini de me poser des questions sur le bien ou le mal que cela pouvait me faire. La guerre m’avait déjà frappée très fort, trop fort. Je pensais être invulnérable. Imaginez-vous, la guerre me protégeait lorsque je la quittais pour aller à l’étranger. C’était comme si à tout instant, je tenais le sens de la vie et de la mort, la raison d’être et d’exister. Je pensais que je connaissais la guerre, puisque je la fréquentais quotidiennement : attentat, vol, viol, massacre, le lot de morts quotidiens, le bruit des bombes, etc. Et pourtant, elle devait encore me réserver beaucoup de surprises. Le paroxysme de la surprise fut atteint une première fois l’été 1982. Je ne me rendais pas compte qu’elle allait ronger mon cœur et mon corps comme un cancer incurable. »
L’universalité de la souffrance
La coopération Gerard Brach-Jocelyne Saab a donné un grand film, et un superbe scénario : Une vie suspendue. Dans le numéro 287 de la revue Positif (janvier 1985), Gerard Brach parle de son travail avec Jocelyne Saab :
« Je ne suis pas spécifiquement français, j’essaie d’intéresser l’autre à ma culture qui est étrange. J’ai envie de travailler à des films qui ne soient pas régionalistes français, mais visibles partout. Par exemple, j’ai travaillé avec Jocelyne Saab qui est libanaise, qui parle français et arabe. Son histoire est arabo-libanaise. Je souhaite aller contre le fait que chaque culture est refermée sur soi. La chose, par excellence, la plus universelle, c’est la souffrance. La faim l’est moins. On souffre partout. L’idée de la mort domine tout et on l’ellipse. Ce n’est pourtant pas une mince histoire, donc parlons de ça aussi.» (entretien avec Gerard Brach, le 27 octobre 1984)
On se ressourcera toujours auprès d’une âme ardente, c’est sans aucun doute l’essentiel des documentaires et fictions de Jocelyne Saab, une œuvre profondément morale dans la grandeur du courage. Ce que Jocelyne Saab nous dit sur cette chose la plus universelle qu’est la souffrance, d’une société humaine dévastée qui a choisi pour unique commandement la brutalité, c’est que la poésie peut imposer son souffle en chaque chose, et que la magie et la beauté sont en nous. On ne pourra que se passionner de ce qui persiste en elle d’une pensée suprême, malgré l’incessant spectacle de mort qui ronge l’âme. Son amour de la vie.
Merci infiniment à Mathilde Rouxel qui m’a permis l’accès à ces archives.
Notes
- « Conversation avec Roger Asaf », Raison d’être, disponible sur Youtube, https://youtu.be/YJWAqhOFKKc ↩