La mémoire et l’oubli

La mémoire se souvient même de l’oubli,
Saint Augustin (Livre X)

Comme une déflagration. Là, à l’endroit de la poitrine. À la place du cœur. Une détonation de laquelle surgit l’impossible. L’impossibilité de celer cette douleur et de rester passive face aux œuvres de Jocelyne Saab tant l’atroce beauté et l’implacable violence des images capturées subrepticement nous laissent sans voix, le cœur battant.

C’est d’abord un souvenir d’enfance qui s’est fracassé contre la vitre de ma mémoire : celui d’une grand-mère assise sur son petit tabouret traditionnel, sa canne à la main, répétant inlassablement que seul le temps peut guérir les blessures du passé. La pétulance de l’enfant la pressant alors de demander à la vieille dame : Emta ya Seti ?  (Quand, Grand-mère ?)

Face à cette attente interminable, « impossible » deviendra l’unique réponse au désir de guérison d’un peuple étranglé par celle dont on tait le nom. Cette briseuse de rêves dont on se ceint sans sourciller au nom du devoir clanique et qui nous étreint jusqu’à l’étouffement.

Noyés sous un flot de meurtrissures bondissant par ricochets d’une génération à l’autre, il est vain de nous débattre, de lutter contre, tant le mouvement a pris de la force et tant il est résistant.

Combien de temps nous faudra-t-il pour sortir de l’éternité ?

Comment raccoutrer les indicibles déchirures de l’âme si le temps ne suffit pas ?

Comment apaiser les hommes de leurs peines inconsolables, dissoudre les anciennes rancœurs et suturer les plaies quotidiennement rouvertes ?

Des interrogations restées sans réponse qui font douloureusement écho au silence de ma grand-mère face à un questionnement innocent.

Devant cet « impossible » lourd et pesant dont nous avons la charge aujourd’hui d’écarter avec aplomb, redonner vie aux images du passé est notre dernière chance pour délivrer « la génération de l’impossible » qui — aveuglée par ses douleurs anciennes — ne cesse de s’emmurer dans ses lamentations.

Jocelyne Saab a eu un sursaut de clairvoyance en immortalisant notre Histoire. Elle pressentait que son peuple se devait de rendre collectif le drame personnel qui l’accablait pour goûter de nouveau à la paix.

Vigie de la guerre intestine qui a ravagé son pays, elle augurait que les bobines de ses films seraient la clé de la reconstruction. Pendant plusieurs années, elle les a soigneusement rangées dans une malle en fer placée sous son lit comme un joyau à préserver. Une malle en fer comme unique rempart face à l’oubli. Une malle en fer cadenassée pour museler la douleur des enfants de la guerre.

À notre tour de prendre la relève ;

À notre tour de rouvrir la malle de l’enfer pour convoquer notre mémoire ;

À notre tour de panser les images pour penser le passé ;

À notre tour de choisir la voix de la réconciliation pour que les bateaux de l’exil ne quittent plus le port et pour que Beyrouth, notre ville, si longtemps dans la tourmente, puisse clamer « jamais plus ! » haut et fort.