Il était une fois Beyrouth

« Il est difficile d’imaginer une ville qui se soit identifiée à une succession de rôles comme l’a fait Beyrouth depuis près de deux siècles. Ville vouée à la représentation, c’est par l’extérieur qu’elle est vue, conçue, imaginée et façonnée. Sur elle furent projetés les intérêts de l’Europe et les désirs de l’intérieur arabe, et ces représentations, aussitôt reprises par ses habitants, ont été intériorisées, reproduites et diffusées ». Fawaz Traboulsi « Ville imaginaire » donc ? « Ce serait une dénomination beaucoup trop facile » continue Traboulsi 1 .

Il reste que, depuis toujours, Beyrouth est prise dans le filet des images avec lesquelles elle se débat, en lutte constante avec ces projections illusoires qui lui ont été attribuées. Le cinéma a certainement joué un rôle important dans la construction de ces représentations, comme le montre le film-archive de Jocelyne Saab Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994). Saab y raconte l’histoire de deux jeunes Libanaises, Jasmine et Leila, qui rendent visite à M. Farouk, poète et cinéphile, pour en savoir plus sur le passé de leur ville. Elles le découvrent à travers le cinéma, le film lui-même étant construit comme un montage kaléidoscopique d’une série de films, traces des projections dont Beyrouth a fait l’objet.

Mais « le cinéma, ce n’est pas du réel ? », demande Leila à l’homme revêtu d’un sombrero qui met en scène une embuscade dans la salle de cinéma où se trouvent les protagonistes. « J’étais chargé par M. Farouk de vous faire découvrir Beyrouth — poursuit-il — mon Beyrouth à moi, le vrai. Sans mensonges, ni illusions », dit l’homme au sombrero (Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star).

Voici précisément ce que nous propose Saab par ses documentaires : découvrir son Beyrouth, sans mensonges ni illusions. En filmant la ville dès l’éclatement du conflit en 1975 jusqu’en 1982, date de l’invasion israélienne du Liban, Saab ne se limite pas à documenter la guerre. À l’aide des textes poignants, notamment ceux de la poétesse Ethel Adnan, Saab fait ressortir ces mythes et, en les nommant, déconstruit une à une les illusions et les projections dont Beyrouth a fait l’objet. À ces visions extérieures alimentées aussi par le cinéma, les documentaires de Saab contreposent un regard très personnel sur la ville, dont l’émotion et la subjectivité se relient au drame d’une expérience collective et partagée.

Bien que ses reportages et sa filmographie embrassent un espace géographique bien plus large, Beyrouth y occupe certainement une place d’exception. Les premières images de la capitale libanaise, nous les trouvons dans Le Liban dans la tourmente (1975). Jocelyne Saab apparaît sur la corniche, elle y joue le rôle de guide pour un groupe de touristes : « Le Liban c’est un tout petit pays, mais très très beau pays. Il compte 3,5 millions d’habitants avec plus d’un million à Beyrouth qui polarise toutes les activités… ».

Le Liban dans la tourmente (Jocelyne Saab, 1975)

La guerre ne faisait que commencer, ses traces visibles et invisibles étaient déjà là, mais Beyrouth n’avait pas encore été complètement engloutie par la violence. Nous en verrons les résultats dévastateurs dans Beyrouth, jamais plus (1976), un film charnière qui marque un tournant dans sa carrière, de journaliste à cinéaste. Beyrouth est aussi le scénario, l’âme et la chair de deux autres documentaires dédiés à la capitale : Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth, ma ville (1982). Certes, il n’y a rien d’imaginaire dans cette trilogie poignante qui voit la ville au cœur du conflit. Plutôt, elle se rétrécit et s’élargit selon la respiration accordée aux images, ou selon le souffle que Beyrouth garde en elle dépendamment des différentes phases du conflit qui la traverse.

Beyrouth, jamais plus est un film de fragments. La guerre vient d’éclater, tout part en morceaux : le présent, le passé, les images. Beyrouth apparait souvent condensée dans les détails. Elle est les morceaux de vitres explosés qui éclatent au soleil, un fauteuil abandonné à la mer, la tête d’un mannequin en plastique qui émerge des ruines, une rangée de palmiers brûlés, des escalateurs immobiles, des dizaines de plaques toponymiques criblées de balles, et puis encore des objets inertes : une télévision, une machine à écrire, un téléphone, des disques… Dans ces particules de réel, traces d’une vie qui n’est plus, Saab figure une ville entière en morceaux, une sorte de synecdoque visuelle où chacune de ces parties désigne le tout.

Beyrouth, jamais plus (Jocelyne Saab, 1976)

« Beyrouth, ville dont l’histoire n’est pas dans les livres. Ton histoire, ô Beyrouth, est celle des hommes qui meurent » (Beyrouth, ma ville).

Tout le long de la trilogie, Beyrouth ne cesse de défiler sous nos yeux avec ses blessures infinies, dans les murs comme dans la chair. Entre les ruines, on aperçoit encore son profil composé par les lieux les plus connus qui surgissent à l’écran. Voici alors le Mathaf (Musée National) « carrefour de la mort », ou encore l’hippodrome, « baromètre des tensions », où les « chevaux courent plus vite que l’histoire ». Ils n’arriveront toutefois pas à échapper aux bombardements. Et puis encore, la Place des Canons avec son cinéma et le dernier film à l’affiche, l’avenue Fouad Chahab, le célèbre Café Hajj Daoud avec des bribes de vie, la tour el Murr, le quartier des hôtels, la corniche jusqu’à Beyrouth Ouest, le quartier de Hamra avec l’Université américaine, les camps palestiniens, cette « ceinture de la misère qui entoure la ville » disait le commentaire dans Le Liban dans la tourmente. Saab ne peut d’ailleurs pas s’abstenir d’aller à Tel al-Zaatar, camp de réfugiés palestiniens rasé au sol lors du massacre du 12 août 1976. Elle s’y rend accompagnée par Abu Ibrahim et sa femme qui y habitaient. De leur maison ne restent que la parole accompagnée d’un geste suivi par la caméra : son bras levé en l’air pour un long moment, l’index tendu dans le vide pour signaler un lieu qui n’est plus lorsqu’il marche en trébuchant dans les pierres : « J’ai habité là ». Les images d’archives qui viennent ensuite servent à représenter ce « là » en montrant le champ avant le massacre.

Beyrouth, jamais plus (1976)

Lettre de Beyrouth (Jocelyne Saab, 1978)

Lettre de Beyrouth (1978) — Beyrouth, jamais plus (1976)

Beyrouth, ma ville (Jocelyne Saab, 1982)

Derrière ce visage public de la capitale libanaise se trouve en filigrane un autre Beyrouth, plus intime, ce « jardin d’enfance » que la ville représente pour Saab et qu’elle retrace au retour des tournages de Beyrouth, jamais plus, sur les itinéraires de sa mémoire. Le cœur de ce visage intime de son Beyrouth émerge avec force lors de la première séquence de Beyrouth, ma ville, où la cinéaste nous montre sa maison, l’énième maison de Beyrouth complètement détruite. « Voilà, c’est ma maison — dit-elle incapable de quitter des yeux les décombres, tout comme Abu Ibrahim à Tel al-Zaatar — ce qui en reste. Et je ne peux plus vous parler des autres. C’est cynique mais… Voilà : là c’est ma chambre, là on préparait un film… C’était deux étages. […] C’est vrai que cette maison c’est la tradition, que ça me fait quelque chose au cœur. C’est 150 ans d’histoire. C’est mon identité aussi. C’est comme pour tout le monde. C’est l’identité de tous les Libanais qui perdent leur maison, leurs biens. En plus, comme on ne sait pas à qui se référer, on ne sait plus qui on est ».

Lettre de Beyrouth (1978)

Beyrouth, ma ville (1982)

« Beyrouth, ville dont l’histoire n’est pas dans les livres » (Beyrouth, ma ville).

Mais dans sa trilogie, Saab ne se limite pas à filmer la ville. Elle la recompose aussi, à même les déplacements qu’elle fait en la traversant d’un bout à l’autre : « je ne résiste pas à la liberté de pouvoir traverser d’une partie de Beyrouth à l’autre, bien qu’elle soit précaire », dit-elle dans sa Lettre de Beyrouth. D’abord, avec sa voiture, et puis, dans un autobus devenu lieu de tournage improvisé, elle observe la ville depuis ce microcosme fait de gens communs, hommes et femmes qui ont tout perdu, étudiants, photographes étrangers, voyageurs. Saab discute avec les gens, se met à l’écoute de leurs inquiétudes, de leurs histoires, de leurs dialogues, et elle nous les partage. Il est ainsi que le cinéma, cet acte créateur composé d’actions humaines et de dispositifs techniques, ne serait-ce que pour un moment, parvient à tenir ensemble ce qui est séparé, à relier lieux, paroles et histoires destinés, peut-être, à ne jamais se rencontrer. Entretemps, derrière ces histoires et ces paroles, Beyrouth continue de défiler à travers les vitres de l’autobus : les vêtements flottent sur les cordes à linge tout comme la mer, immuables.

Lettre de Beyrouth (1978)

Lorsqu’elle réalise ces portraits de son Beyrouth, notamment le premier, Beyrouth, jamais plus, Saab adhère à la ville où elle inscrit ses images. Le réel est d’ailleurs bien trop encombrant pour s’y soustraire. Mais en même temps, Saab n’oublie pas les nombreux rôles joués par la capitale libanaise tout au long de son histoire ni ce filet d’images illusoires dans lequel la ville a été prise. Dans le commentaire écrit pour ce film, la poétesse Ethel Adnan retrace précisément ces images une par une. Mais leur évocation ne pourra que demeurer orale, car à l’écran, mises à part quelques rares images d’archives, seules les ruines persistent.

Quelques années plus tard, Saab choisit de redonner corps et lumière à ces illusions par le seul moyen possible : le cinéma.

« Un jour te raconterai mon Beyrouth plein de mensonges », avait d’ailleurs promis Jasmine (Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star).

Les voici donc, « ces mensonges ». Ils apparaissent dans Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star, composé presque entièrement d’extraits de films conservés dans le cinéma de M. Farouk, abri en temps de guerre selon l’histoire racontée. Le cinéma figure alors comme un échappatoire — peut-être le seul possible — aux angoisses liées au passé récent de la guerre dont la ville porte encore toutes les traces. En même temps, ce film-archive composé d’une cinquantaine d’extraits sélectionnés parmi plus de 250 films issus du cinéma occidental et arabe agit à son tour comme une sorte d’« abri » symbolique pour les « vieux films ». Cette recomposition croisée à la fois de l’histoire de la ville et de celle du cinéma par le cinéma portait d’ailleurs en elle le projet de constitution d’une Cinémathèque libanaise.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (Jocelyne Saab, 1994)

« Et c’est quoi le trou dans ton chapeau ? Ça doit être un trou de mite… comme tous les vieux films, ils sont rongés par les mites » (Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star).

Des images « un peu démodées » du port de Beyrouth datées de 1914, on passe à celles pétillantes des années 1950-1960. On y voit de tout : la proclamation de l’indépendance du Liban (1943) accompagnée par « La Marseillaise » de Gainsbourg, Brigitte Bardot et Maurice Béjart sur le parvis du temple de Baalbek, et puis encore les espions, les cabarets, 007, la légende de la princesse Daoulah et du prince Salam, Shéhérazade, et tant d’autres… D’une histoire à l’autre, d’un film à l’autre, on finit toujours par revenir à Beyrouth : projection, construction, actrice, décor. Leila et Jasmine parcourent ces images comme elles circulent dans la ville en assurant, non sans une bonne dose d’ironie, le trait d’union entre réalité et fiction.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

20 ans plus tôt, le commentaire d’Ethel Adnan dans le documentaire Beyrouth, jamais plus avait joué ce même rôle, du moins en partie : celui de tisser des liens entre la réalité et la fiction, entre le Beyrouth imaginé et ce qui en reste. Bien que fort distants par forme et par propos, les films Beyrouth, jamais plus (1976) et Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994) ne sont donc pas dépourvus de liens. En effet, les mots d’Adnan écrits pour le film de 1976 viennent précisément faire le pont entre les deux par leur capacité d’évoquer par les mots ce que Il était une fois Beyrouth déclinera plus tard avec les images. La correspondance qui se crée alors entre, d’une part, le commentaire du documentaire, et de l’autre, les images du film-archive réalisé 20 ans plus tard, est presque littérale. Dans les deux cas, le propos est toujours le même : nommer et donc démasquer les projections dont Beyrouth a fait l’objet, puis déconstruire par le cinéma l’image fictive à laquelle est sujet la capitale libanaise.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

Et voici la Middle East Airlines dont la gestion prestigieuse avait fait de Beyrouth un des points d’atterrissage les plus fréquentés du monde 2 .

Dans les bâtiments les plus commerçants, il y avait aussi les bâtiments les plus chargés de savoir-vivre, comme si Beyrouth venait, au début de ce siècle, à la traine de Venise. La mer et le commerce représentent une alliance, et ce vieux quartier commerçant n’était pas loin des bateaux qui apportaient des marchandises et les émerveillements de l’Orient que vendent les objets fabriqués ailleurs.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

Un dédale des souks, au vieux marché, abritait les acheteurs du soleil de l’orient. Du marché aux fleurs, dont le parfum envahissait tout le quartier, on passait, un peu plus loin, au marché des légumes, au marché des poissons, au marché de la verrerie, un peu plus loin, au marché de l’or

Les femmes, parmi les plus jolies de la Méditerranée, flânaient devant ces magasins pour acheter les colifichets qui devaient tourner leur vanité et leur nécessité de plaire.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

Zeytune, capitale de l’aventure. Pas un marin qui n’a fréquenté ces bars, par un espion qui n’a noyé son ennui ou sa traitrise dans ces cabarets connus de toute la planète.

Beyrouth était aussi une des capitales du plaisir, mélangeant son modernisme naïf au plus ancien de tous les commerces, celui de la chair.

Hôtel Royal. Dans ces salles de jeu, les bourgeois perdaient leurs millions…

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

Capitale de tous les marchandages, attirait les étrangers comme des mouches.
Ils bourdonnaient ces commis voyageurs, ces touristes, ces affairistes, ces trafiquants dans les grands hôtels, les meilleurs — disait-on — de toute la région
.

Il était une fois Beyrouth, histoire d’une star (1994)

Beyrouth, ville imaginaire, donc ? De nouveau, ce serait une dénomination beaucoup trop facile, tout comme le serait une clé de lecture exclusivement temporelle. Le propos du commentaire d’Adnan dans Beyrouth, jamais plus, ce n’est pas simplement de mettre en relation l’avant avec l’après, mais plutôt d’évoquer ces images en tant qu’illusions, et d’en faire ressortir la part de responsabilité qu’elles portent, à l’épreuve du réel.

« Un jour je te raconterai mon Beyrouth, plein de mensonges ».

Notes

  1. Fawaz Traboulsi, « De la Suisse orientale au Hanoi arabe, une ville en quête de rôles », dans Jade Tabet, Beyrouth, la brûlure des rêves, Paris, Autrement, 2001, p. 28.
  2. Ce commentaire d’Ethel Adnan et les suivants sont tirés de Beyrouth, jamais plus (Jocelyne Saab, 1976).