Goodbye, Paul
Cher Paul,
Je m’excuse d’avoir pris autant de temps pour écrire ce qui va suivre. La vie nous occupe, comme tu le sais bien. Il n’est jamais trop tard pour dire quelque chose… jusqu’à ce que ça le devienne vraiment. Je suis très reconnaissant d’avoir pu placer quelques mots quand j’en avais encore la chance. Je suis heureux de ces brefs échanges. Tu étais si généreux avec tes mots et tes conseils que le moins que je puisse faire est d’en révéler un peu la teneur en essayant de les coucher sur le papier, même si c’est encore le bordel dans mon esprit.
Tu n’es plus parmi nous, mais tu es toujours présent, dans les yeux et le cœur de nombreux. Je crois même qu’il y a une grande chance que ta présence traverse le siècle, si l’art de notre ère survit. On se souviendra de toi tant qu’il y aura des gens pour se souvenir, et ainsi ton œuvre résistera à l’épreuve du temps. Les œuvres d’art sont des machines à remonter le temps ; comme l’a écrit Wyndham Lewis : “ L’artiste est toujours engagé dans une écriture détaillée de l’histoire du futur puisqu’il est le seul à être conscient de la nature du présent. “
Je suis reconnaissant d’avoir eu l’opportunité de correspondre avec toi au moment d’écrire cet essai 1 http://www.sfcinematheque.org/blog-article/cinema-for-the-inner-eye-on-the-films-of-paul-clipson/ ]][/url] sur tes films (à la demande de Steve Polta de la Cinémathèque de San Francisco suite à ma recherche en ligne autour de ce qui a été écrit sur ton travail, et pour finalement découvrir que personne ne l’avait véritablement fait). J’ai jugé nécessaire de rassembler et mettre à jour ta filmographie d’autant plus que ton site web avait plusieurs années de retard, et qu’aucune autre source et référence n’existait. Je suppose que tu as passé la plupart des cinq dernières années à fabriquer de nouvelles œuvres – du moins c’est ce qu’il m’a semblé. (Peut-être savais-tu ce qui t’attendait je ne sais pas.) Ce fut un tel choc que de voir tes films à Toronto, et surtout de noter les dates de leur production ; réaliser un seul de ces joyaux par année serait déjà une bonne année pour n’importe quel artiste, que dire alors des trois ou quatre que tu as complété chaque année, et ce durant plusieurs années de suite. Les films étaient si bons qu’ils me donnaient envie de me précipiter dans la ruelle et de me mettre à hurler ! De toute façon, en assemblant cette filmographie, je ne me doutais pas une seule seconde que j’y trouverais cinquante nouveaux chefs d’œuvres, tous réalisés en un laps de temps très court. La perte de cette masse d’œuvres futures est très difficile à accepter – mais bien sûr, ce n’est en aucun cas comparable avec la perte que vivent ceux qui te connaissent mieux que moi, ceux qui te sont le plus proches. On ne s’est rencontré que cette seule fois, mais après avoir passé autant de temps en compagnie de ton travail, je me sens proche de toi, même aujourd’hui. Je ne peux qu’imaginer la peine que vivent tes proches. Tout le monde ne cesse de mentionner l’ampleur de ta générosité et de ton humilité.
Dans mon dernier mail, je mentionnais que je comptais encore retravailler mon essai. C’était un brouillon précipité (je suis passé par une crise qui m’a empêché d’entamer l’écriture, et qui ne s’est dissipée qu’une fois accolée à la date d’échéance), et je souhaite pouvoir le poursuivre maintenant, mais j’ai besoin de plus de temps pour digérer. Il y a par contre une chose qu’il faut corriger immédiatement : la citation de Benjamin que j’ai inclus vers la fin était entièrement ta suggestion, une suggestion que tu m’avais faite à la dernière étape d’écriture après avoir lu le premier brouillon. (Il faut aussi que je remercie Nicolas Rescher pour ses quelques notes sur la philosophie du processus.) Puisque c’était un essai poétique, j’ai simplement collé la citation, me précipitant afin de respecter l’échéance en assumant que je trouverais plus tard le temps de développer là-dessus tout en te remerciant, mais maintenant, ça ne peut plus attendre. Le passage s’alignait si exactement avec ce que je pense être la vocation de l’art aujourd’hui, que je veux le citer à nouveau ici. Tu m’avais écrit :
Jusqu’à un certain point, je n’avais jamais pensé à ce que tu décris à mon propos, mais en même temps cela me semble très familier, et même littéralement dans les cas de Bergson et Benjamin comme influences. Je ne me rappelle plus si certains passages dans les Illuminations de Benjamin ont inspiré directement quelques-uns de mes films, tel que ANOTHER VOID, ou bien si ce n’est qu’a posteriori que j’ai senti qu’il y avait une forte résonnance. Voici un extrait, au cas où tu es curieux :
Du point de vue de Freud, la conscience, en soi, ne reçoit aucune trace de mémoire, mais elle remplit une autre fonction importante : la protection contre le stimuli. “ Pour un organisme vivant, la protection contre le stimuli est presque aussi importante que la réception du stimuli. La membrane protectrice est équipée de son propre magasin d’énergie et doit avant tout lutter pour préserver les formes spécifiques de conversion d’énergie qui s’y opère et cela contre l’excès d’énergies au travail dans le monde externe – des effets qui tendent vers l’égalisation du potentiel et donc vers la destruction. “ La menace qui survient de ces énergies est la menace du choc. (Walter Benjamin, On Some Motifs in Baudelaire)
Benjamin pose le traumatisme comme la caractéristique définissant l’ère contemporaine – une ère où tout est accéléré, où la technologie est inscrite dans le corps avec une nouvelle vélocité, où l’esprit a du mal à faire sens au cœur de ce maelstrom d’impressions qui s’empare de nous au quotidien. Dans cet environnement, où la communication ne passe plus par le corps mais par des formes de médias endurcies et détachées, on devient nous même plus durs. Le temps ne cesse d’accélérer et on se surprend dans des états de réaction et de calcul constants, rarement capables ni de contempler notre position dans le maelstrom, ni de savoir si nos manières de le remettre en question sont fonctionnelles ou non. C’est une chose qui affecte tout le monde, mais comme les artistes ont tendance à être plus sensibles, ceci peut nous affecter un peu plus. Sans tomber dans les pièges du modernisme et du romanticisme (même si je risque d’en être déjà coupable), je crois que c’est à l’artiste qu’incombe la responsabilité de repérer les motifs – il s’agit de trouver ces formes alchimiques qui possèdent le potentiel de transformer la violence de ces chocs en incisions de lumière qui restaurent un équilibre, qui trouvent la beauté dans les ruines du monde, qui sèment ces graines d’idées vitales qui font pousser de nouvelles vies, qui reforment un tout à partir de nos éclats fragmentés.
Je crois que c’est plus vrai aujourd’hui que jamais, mais je commence à remarquer une différence ces jours-ci. Je crains qu’il n’y ait déjà trop de trauma dans le monde. Je crains que notre futur ne soit déjà forclos. Le monde est possiblement déjà perdu : la biosphère et la calotte glacière ne vont pas récupérer durant nos vies, ni celles de nos enfants, ni celle de nos petits-enfants. On vit la première extinction en masse provoquée par une espèce terrestre et c’est à nous de porter le fardeau de la cause et du témoin. C’est le recoupement de la volonté humaine et de la technologie qui a provoqué ceci. Ça va prendre plusieurs millénaires pour que la terre se remette de notre civilisation et de son désir de tout maîtriser. Mon espoir a été remplacé par le deuil de la réalisation qu’il est trop tard, c’est un fait accompli et rien ne peut être fait.
Il y a tellement de choses qui ne vont pas dans le monde aujourd’hui, ce qui résulte en une pression encore plus grande concernant les formes et les images propres à refléter la vérité. On peut être d’accord avec Lewis et avec Pound, dire que l’artiste est l’antenne de sa race, mais on tend aisément à oublier leurs politiques fascistes. Et qui parmi nous veut véritablement voir ce qui est mis à l’avant par cette marche profane sur laquelle on est tous lancés ? Je veux bien croire que l’équilibre peut être restauré, mais plus le temps passe, plus le pessimisme gagne du terrain. Les nouvelles de cette semaine sur les températures Arctiques me font croire qu’un nouvel équilibre n’inclura pas l’espèce humaine, au moins pas de la manière dont les hommes agissent aujourd’hui. On a oublié notre place dans le cycle. On traverse un moment dangereux, et les artistes sonnent l’alarme depuis plus d’un siècle, mais ils continuent à être ignorés. Quelle autre réponse peut-on encore avoir quand leurs corps ne sont utilisés que pour protéger les masses des coups de foudre ? Je ne suis plus sûre de pouvoir encore croire en un sentiment qui accable les artistes du poids d’une vision qui mènerait vers un salut quelconque. Les risques sont si hauts qu’on peut être taxé de fou pour toute tentative de souligner avec urgence l’ampleur des désastres à venir. Comme l’a écrit William Carlos Williams dans Of Asphodel, That Greeny Flower:
My heart rouses
thinking to bring you news
of something
that concerns you
and concerns many men. Look at
what passes for the new.
You will not find it there but in
despised poems.
It is difficult
to get the news from poems
yet men die miserably every day
for lack
of what is found there.
Il est si difficile de faire quelque chose qui vient du cœur- ça requiert tellement d’ouverture, de vulnérabilité, de nudité. Ça nécessite une réponse sensible dans un monde qui est si souvent froid et indifférent, un monde dans lequel la plupart des gens ne vous disent pas ce qu’ils pensent véritablement, par peur d’être vulnérables. Je ne peux pas accepter un monde dans lequel toi, Paul, peut être un des plus grands artistes travaillant dans un médium qui est à peine âgée d’un siècle, tout en étant négligé en faveur des ordures produites par les industries de la culture, ces musiques manufacturées produites pour l’argent au lieu de l’amour et qui ne méritent pas une seule minute de notre temps. Je me rappelle la première d’un de mes films sur lequel j’avais œuvré pendant six ans. Il y avait un public de 30 personnes. Je suis rentré à l’hôtel après la projection pour me calmer la tête devant la télévision avant de m’endormir. Une espèce de déchet passait à la télévision, je l’ai regardé pendant quelques minutes avant de réaliser qu’il y aura nécessairement plus de personnes qui verront ce film que le mien, que ce film aura plus de spectateurs que ne pourra jamais en avoir toute ma filmographie, des milliers en plus, et cela parce que je me suis consacré à un mode d’expression qui est personnel et sincère. La raison pour laquelle la plupart des gens choisissent des formes régies par l’argent au lieu de l’amour semble n’être rien d’autre qu’une expression du Syndrome de Stockholm (renforcé par les profs d’études cinématographiques qui effacent de l’esprit de leurs élèves les plus brillants toute tendance vers l’expérimental en leur suggérant qu’il n’y aurait qu’une seule vraie manière de faire du cinéma), et une incapacité grandement répandue aujourd’hui à comprendre ce que c’est l’amour.
Ton art éclaire une autre relation au monde, une voie qui existe hors du désir de tout maitriser. La lumière que tu transmets n’était pas tienne, sa forme t’as traversé tel un conduit, une force magnétique qui lie nos yeux au monde. Tu as partagé cette lumière, c’était ton don au monde[[ Voir ici : FEELER (2016) [url=https://vimeo.com/172448654]https://vimeo.com/172448654[/url] et
LIGHTHOUSE (2015) [url=https://vimeo.com/136757205] ]]https://vimeo.com/136757205 ]][/url]. Ça n’a pas dû être facile, puisque canaliser une telle lumière nécessite un état de conscience autre – tel que l’a écrit Platon, “ le poète est une lumière, ailée et sacrée, et il n’y a invention en lui que lorsqu’il est inspiré hors de ses sens et que l’entendement le quitte “. Peu nombreux sont ceux qui comprennent cette vérité, et c’est à travers eux qu’elle se perpétue. Cette lumière n’émane pas de toi ni ne s’éteint en toi. C’est important de le savoir. Ceux qui d’entre nous qui la portent vers l’avant, continuent à lui créer des espaces où elle peut être cultivée. Un jour, plus d’individus partageront son fruit. C’est tout ce qu’on peut faire. Ton travail me donne une raison de vivre, et ce n’est pas une chose que je peux dire de l’œuvre de beaucoup d’autres artistes, et je ne crois pas être le seul à le sentir. Même si tu n’es plus parmi nous aujourd’hui, je trouve encore des raisons de poursuivre la lutte, mais il faut dire que dorénavant, entre les lumières qui pointent à l’horizon, un espace sera laissé vacant.
La dernière fois que tu m’as écrit, tu as annexé deux autres citations :
“ Tout le monde le sait, si un art imposait nécessairement le choc ou la vibration, le monde aurait changé depuis longtemps… “ (Gilles Deleuze)
“ Un artiste est un individu qui peut tenir deux points de vue contraires tout en restant fonctionnel. “ (F. Scott Fitzgerald)
Toutes les énergies circulent et toutes les choses se transforment, mais nous, les hommes, nous devons rester ensemble le plus longtemps possible. Ce sont des années sombres et nous devons préserver la lumière au sein de la bonne compagnie, là où on la trouve. Il y a une infinité de galaxies au-delà de nous, on ne peut pas perdre espoir. J’espère que d’autres encore présents aujourd’hui resteront inspirés par ton exemple. J’espère qu’ils prendront le temps de faire ce qu’ils rêvaient de faire, qu’ils exprimeront leur amour à ceux qui comptent, qu’ils vivront aujourd’hui comme s’il n’y avait aucune garantie pour le lendemain ; qu’ils essayeront et échoueront, et qu’ils apprendront de leur échec pour essayer à nouveau. J’espère qu’ils n’auront pas peur de sembler ridicules, puisque ce n’est qu’en étant ridicule que l’on arrive à quelque chose qui vaille. I hope that they might play from their fucking heart, comme l’a dit une fois Bill Hicks. Merci d’avoir joué depuis ton cœur, Paul. J’espère que tu vas te réincarner en papillon.
Avec beaucoup d’amour,
Dan
Paul Clipson (1965-2018) était un cinéaste expérimental basé à San Francisco, où il travaillait en tant que chef projectionniste au SF MoMA. Entre 2004 et 2017, il a réalisé 57 films travaillant un style unique et poétique, superposant des images à même sa caméra afin de produire des paysages de rêves résiduels. Il a collaboré avec plusieurs musiciens tel que Grouper, Jefre Cantu-Ledesma, Lawrence English et Sarah Dayachi. Ces films ont été montrés au Festivals de Films de New York, d’Edinburgh et de Rotterdam entre autres. Certains de ses films sont disponibles pour location via Canyon Cinema et Light Cone, et les autres sont visibles en ligne ici.
Dan Browne (b.1982) est un cinéaste, artiste multimédia et écrivain basé à Toronto.
Traduit de l’anglais par Nour Ouayda et Renaud Després-Larose
Notes
- Browne, Dan. 2017. Cinema for the inner eye: On the films of Paul Clipson. [url=http://www.sfcinematheque.org/blog-article/cinema-for-the-inner-eye-on-the-films-of-paul-clipson/] ↩