Espaces romains

Ce texte est présenté dans le cadre de la série RÉFLEXIONS, développée et produite par VISIONS. RÉFLEXIONS met l’oeuvre d’un cinéaste en dialogue avec les pensées, réactions, interprétations, idées libres d’écrivain·e·s locaux. Le film Domus de Rayne Vermette (2017), sur lequel porte ce texte, est accessible en ligne sur le site de VISIONS.

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Le domaine n’est pas qu’une maison même s’il la contient ; le domaine n’est pas non plus qu’un territoire peuplé où la technique exercerait son droit sur la matière ; encore moins une île domiciliaire d’où regarder les autres insulaires. Après trois années romuléennes, le principe de la maison s’est évanoui dans celui du domaine : l’espace habité qui porte sur ses murs la vie rêvée — le statut social comme des degrés d’isolation et de fermetures face au monde.

Chez les Romaines et les Romains le domaine était aisé, un univers clos sur lui-même, permettant à la maisonnée d’exister tout juste en dehors du socius qui coulait autour. Un espace de liberté caché dans un espace carcéral, une fondation pour réinventer à partir d’un petit bout de courtepointe tiré de sous la tablée ordinaire ; magie et service : tout le monde repose sur une nappe qu’on retire sans faire de bruit, avec des premières images de pièces détachées en pièces détachées. Rhayne Vermette montre sa tablette et son burin, son Etch A Sketch et ses percepts. Des lignes qui raniment le McLaren épuré chez le Brakhage conjugal, du ludique trempé au familier avec ce que ça implique de tragique épuisé.

La main de l’artiste se referme sur une feuille qui se froisse et renaît parce que le réel du dessous est capricieux, que la cinéaste aime faire voir comment le monde lui résiste, comment la matière est fière de catastropher l’intention. Les traits subsistent, le triangle gigote en trapèze et on réalise que le domaine, avant d’être un lieu centripète, est un espace centrifuge qui éloigne mais qui le fait au moins autour d’une orbite précise qui jamais ne perd son centre, que sa ligne qui divise intérieur et extérieur n’est pas sans sens de l’endroit comme de l’envers.

Vient l’idée du « domaine comme figure », le domaine comme plan, grande volonté de structuration d’un espace que la peg bar ne parvient pas tout à fait à contenir. C’est que l’espace appelle toujours à la découverte, au plus loin encore, au pas encore là-bas — il faudrait interpeller les premiers colons, à savoir s’ils pouvaient, s’ils voulaient faire la part des choses entre le plaisir de la découverte et celui du recouvrement.

Quoi de plus juste pour une cinéaste métisse issue des terres du Traité no 1 que de s’interroger sur la légitimité des centres ? Tourner autour de la colonne du domaine comme tourner autour de la notion d’éloignement jusqu’à la dévisser de tout centre possible ; le français de Saint-Boniface aussi central que celui de Paris, le domaine de l’artiste en présence dans l’habité aussi central que celui de l’artiste évaporé dans la structure, en l’occurrence Carlo Mollino, le grand architecte italien ou post-romain autour duquel Domus fait son domaine.

Le « domaine comme cristal », dit Vermette en compactant la matière en diamant. Du domaine comme celui des « images virtuelles qui n’ont pas cessé de se conserver le long du temps », disait Deleuze le minéralogiste, le cristal comme fonction de « l’actuel présent dont elle [l’image, son domaine] est le passé, absolument et simultanément », sans besoin d’actualisation ou d’être rapporté au présent pour comprendre que le domaine est passé de la même manière que son image l’est aussi ; une image-architecture que l’architecte-cinéaste canalise par la volonté de briser sa relation à l’actuel, d’aller dans l’ancienne Rome comme dans le futur arqué de Mollino où tout se permet au nom de l’idée fantasque, des supports, des poutrelles, des fondations qui courbent l’utilitaire jusqu’à obtenir l’élégance comme on tire une image de son présent actuel.

Domus est une maison de cinéma qui porte sur les maisons que le cinéma peut se faire, sur la table, dans l’air, entre les murs, prouvant déjà avant Ste. Anne à quel point Vermette connaît l’amovibilité des espaces qui se superposent pour faire le domaine, avec son périmètre amoureux, familial, territorial, fantomatique, culturel, ancestral, différents pourtours qui font le domaine en excédant la maison. Ainsi les espaces toupillent les uns sur les autres, l’animation sur la photographie, le grattage sur la modélisation, tournoyant dans leurs strates sans qu’il n’y ait d’immanence pieuse sinon celle du chat qui rôde, qui persiste à ouvrir, à transformer les filaments de cristal-chrysalide débobinés d’un cinéma spectaculairement intime et qui se condense dans la métamorphose — « le domaine comme papillon », finit-elle par écrire à l’écran.

Autour de la perforation-colonne tourne l’image pelliculaire de son domaine, celui des possibles ramenés à une figuration-explosion — image-cristal se dérobant dans son rapport inactuel aux choses —, détonation d’une nécessité de trouver dans les images habituelles le point pivot d’une transformation des épaisseurs et avec elle des espaces pour, enfin, dessiner la maison nouvelle.