ENTRETIEN AVEC MARTIN FOURNIER
Martin Fournier est l’un des derniers participants de la Course destination monde, émission diffusée sur la chaîne de radio-Canada pendant plus d’une décennie et qui aura vu passer plusieurs réalisateurs et artisans du milieu cinématographique 1 . Le parcours de Martin Fournier s’est poursuivi à la télévision où il a travaillé au Canal évasion. En 2004, il réalise Daytona, un documentaire sur des cégépiens se retrouvant pour le “Spring break” à Daytona Beach. Le documentaire est un regard mordant sur une certaine jeunesse québécoise marquée par la culture américaine et ses promesses. Réalisé sous le nom du collectif Amerika Orkestra, anonyme à l’époque, ayant comme objectif de créer des documentaires indépendant où, comme un groupe de musique, le travail de chacun serait reconnu comme un effort commun et non seulement basé sur la vision du réalisateur.
Plus récemment, Martin Fournier a co-réalisé un film avec Pier-Luc Latulippe, Manoir. Un documentaire tourné au cours de visites mensuelles étalées sur plus de huit ans au Manoir Gaulin à Saint-Hyacinthe, un ancien motel transformé en refuge accueillant les délaissés de la désinstitutionnalisation et anciens résidents de l’hôpital psychiatrique de Saint-Hyacinthe. Le Manoir fut détruit en 2012 et marque la conclusion du film. Martin Fournier est aussi un ancien intervenant social, une expérience qui l’a aidé à entrer en contact avec les personnages du film, des gens qu’il connaissait déjà et qu’il avait rencontré dans le cadre de ce travail. Le documentaire de 70 minutes suit six parmi la trentaine de résidents du manoir, des personnes délaissées par la société et vivant dans l’insalubrité.
Le documentaire a été récompensé au Prix collégial du cinéma québécois, prix remis à la conclusion de délibérations d’élèves venant de Cegeps des quatre coins du Québec. Nous l’avons rencontré pour parler de sa réaction à la réception de ce prix, sur la genèse du film et son travail ainsi que celui de son équipe.
Félix Bouchard [FB] : J’aimerais commencer par parler du prix que tu as gagné récemment et qui a donné une nouvelle visibilité au film, le prix collégial du cinéma québécois (PCCQ). Pour un cinéaste documentariste, mais aussi pour les visées du film, est-ce qu’il y a quelque chose de spécial dans le fait de recevoir ce prix qui est décerné par des étudiants du Cégep?
Martin Fournier [MF] : Comme je l’ai souvent dit en entrevue, on a été très surpris de gagner ce prix. On ne s’y attendait pas, mais pas du tout. Lorsqu’ils nous ont remis le prix, on s’est dit : « on a fait ça, c’est un petit film, fait avec pas beaucoup d’argent, à notre rythme ». Quand le film est sorti l’année passée, en octobre, il est sorti quatre jours à Montréal. C’étit une petite sortie. Au PCCQ, on se mesurait à des gros films, des films qui ont eu des semaines complètes en salles.
FB : Oui, il y avait Xavier Dolan avec Juste la fin du monde, Louis Bélanger avec Les mauvaises herbes, par exemple. On retrouvait des films assez différents de Manoir. Qu’un petit film comme ça se démarque dans cette compétition, penses-tu que ça parle de la justesse de votre travail, de ce qui est ressorti avec peu de moyens. Il doit y avoir quelque chose de satisfaisant de recevoir cette reconnaissance.
MF : Exactement. Je jasais avec les étudiants après et ils me disaient qu’ils ont voté beaucoup pour notre film, car pour eux aussi ça a été un geste politique. Dans le fond Manoir, il n’a pas été vu, alors ils ont pris la parole en disant, écoutez, regardez ce film-là, ça vaut la peine d’y prêter attention.
FB : Dans presque toutes les villes, il y a ce genre d’établissement mystérieux, auquel personne n’accorde d’importance. Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir montrer ces images-là, faire voir aux autres ces gens-là, ces lieux-là ?
MF : Quand j’ai commencé à tourner là, je me disais, il faut que je le montre. Il faut que je le fasse, car si je ne le fais pas, personne ne va le faire, personne ne va montrer cette réalité-là. Au départ, j’ai commencé à tourner seul. À un certain point, après quatre, cinq ans de tournage, j’avais pas mal de matériel alors j’ai donné mon matériel à mon ami monteur, qui a monté Daytona d’ailleurs, Jean-François Lord. Je lui ai dit : Jean-François est-ce que tu peux regarder le matériel que j’ai tourné au Manoir Gaulin et me dire comment tu sens ça. Il a commencé à écouter ce que j’avais tourné, et pour lui ça a été très, très lourd. Après deux semaines de visionnement, il me dit : « Martin, je ne peux pas monter ce film-là, c’est beaucoup trop lourd, ça n’a pas de bon sens montrer ça, ça n’a pas de bon sens de faire ça, de tourner ça. Pourquoi est-ce qu’on va montrer ça, pourquoi est-ce qu’on va montrer de la marde, ça ne donne rien Martin. » Alors je suis reparti avec mes images, et j’ai mis ça de côté pendant peut-être un an de temps en me disant, ok, il a surement raison. Je me disais : si Jean-François, qui est mon acolyte, ne veut pas monter mon film, alors ça ne me donne rien de le faire. Ça ne me tentait pas de le monter avec quelqu’un d’autre. C’est resté là, puis à un moment donné, je me suis réveillé en me disant que, non, je ne peux pas laisser ça comme ça. Je ne peux pas laisser faire…
FB : Au visionnement, finalement, le film est assez lumineux. Il y a quelque chose de beau qui ressort de ça. Il y a une certaine noirceur, mais elle est accompagnée par un côté positif. Est-ce que cette rencontre avec Jean-François vous a permis de vous dire qu’il fallait partir dans une autre direction ?
MF : Pas vraiment, la lumière est vraiment sortie au montage au final, parce que quand on tournait, on tournait sans se poser trop de questions. On filmait beaucoup, beaucoup de noirceur. C’est vraiment Jean-François, le monteur, qui à force d’éplucher le matériel voyait tranquillement des zones de lumière et il les ressortait, il les mettait de côté. Il a commencé à monter avec ça. Lorsqu’on a vu ses premiers montages, on s’est dit « wow ! », c’est intéressant. Très honnêtement, on ne l’avait pas vu comme ça au tournage.
FB : Donc il est parvenu à faire apparaître ces éléments-là. C’est ça qui est le plus intéressant d’un travail de collaboration comme celui-ci. Ça permet d’apporter un angle différent. Est-ce que ce type de collaboration colore ta façon de tourner également ?
MF : Oui, parce qu’en documentaire, quand je me présente en tournage, je ne pose pas de limites. Je tourne, je tourne, j’essaye de ne pas me donner de plan trop précis. Si j’avais monté ce film-là seul, je l’aurais monté bien différemment. Je n’avais pas vu la lumière.
FB : Le film semble nous tendre un miroir. Il y a un lien très fort qui semble s’établir entre le spectateur et les gens du Manoir Gaulin. Par exemple vers la fin du film, avec le monologue de Johnny, on dirait qu’on a le goût de lui parler, de lui répondre, on ressent une certaine impuissance devant son désespoir. Comment est-ce que tu sens la naissance de ce lien ?
MF : Johnny nous avait dit d’ailleurs, un moment donné en tournage : « Tsé, nous autres, on est des humains comme vous et moi, comme vous on a un coeur, on a besoin d’être aimés, on a besoin d’avoir des amis. » Ça m’est vraiment resté dans la tête, comme tu dis. À la fin, il fait une confidence, mais ça nous touche aussi parce que nous aussi c’est une réalité qu’on a vécue, ou qu’on va vivre.
FB : Malgré leur situation, ils ont un parcours qui reste assez humain, qui peut toucher à peu près tout le monde.
MF : Comme tout le monde, c’est la même réalité.
FB : Le film a quand même voyagé à l’international. En entrevue à Médium Large, vous aviez expliqué qu’il y avait des gens qui étaient surpris que ce soit une réalité possible au Canada. As-tu senti que les gens d’autres pays recevaient aussi bien ce contact humain, qu’il y avait quand même une empathie envers les gens du film ?
MF : Oui, c’est partout pareil. En Russie, en Pologne, en France, peu importe où on se trouve, les gens ont besoin d’être aimés. Ils ressentaient le même truc.
FB : Comme il s’agit d’un milieu vulnérable, aviez-vous des considérations particulières quant aux images que vous utilisiez ? C’est un milieu que tu connaissais déjà dans ton travail d’intervenant social, mais ultimement, est-ce que tu t’es retenu de montrer certaines images ? Comment est-ce que la sélection se faisait au niveau éthique ?
MF : Dans le fond, on se mettait toujours à leur place, à savoir si nous on aimerait ça se faire montrer dans telle situation ou telle autre situation. C’est sûr qu’on a tourné des trucs vraiment épouvantables, des batailles, des crises, des cris, de la violence, des pleurs, beaucoup beaucoup de pleurs, mais à chaque fois, au montage, Jean-François, déjà en partant, enlevait tous ces trucs-là. Si on avait des doutes, on se posait toujours la même question : est-ce qu’on aimerait figurer à l’écran comme ça ?
FB : Est-ce que Jean-François était sur le tournage parfois, ou était-il complètement détaché ?
MF : Pas du tout, Jean-François n’est jamais venu sur le tournage. Il était totalement détaché.
FB : J’ai lu que vous les connaissiez quand même pas mal ces gens-là, que vous leur parliez aussi beaucoup lorsque la caméra ne tournait pas. Comment est-ce qu’on partage une relation comme cela là avec des gens entre le « on vous filme » et le « on est aussi amis, on prend un café, une bière ensemble » ? Comment on départage ces moments-là, en allant voir ces gens régulièrement comme vous le faisiez?
MF : Dans le fond, c’était des amis. Il ne faut pas oublier que j’ai tourné pendant huit ans de temps, à raison d’une fois ou deux fois par mois, pendant huit ans. C’est sûr que ça crée des liens. On se sent près d’eux et eux se sentent près de moi. On arrivait le matin, on allait à la salle à manger, on prenait un café et on discutait avec eux. Préalablement, je réfléchissais tout le temps au film, et je me mettais des notes dans un cahier, du genre : j’aimerais demander à Philippe de faire le tour du motel en bicyclette du motel, des idées comme ça. Et si je voyais que Philippe était disponible cette journée-là, alors on allait le voir : « Philippe, as-tu deux our trois heures à passer avec nous ? » C’était un échange. Il nous donnait du temps, et nous, on allait avec lui à la buanderie, ici à Saint-Hyacinthe, faire son lavage, ou on allait lui faire son épicerie. C’était vraiment un échange à chaque fois.
FB : C’est intéressant, parce que cette idée de partage ou d’échange on la voit aussi un peu dans le film. C’est une des belles lumières qu’il y a. Quand Michel, qui est le plus mal pris par le déménagement, se fait aider par les autres, il y a quelque chose de vraiment beau dans ce partage là. C’est quelque chose qui est aussi communiqué à travers le montage, l’espace, la façon dont les plans sont cadrés, on sent vraiment une volonté de montrer l’endroit comme une communauté, dans cet espace clos.
MF : On voulait montrer que c’est une famille, le plus petit aide le plus grand, etc. C’est pour ça aussi que dans le montage, Jean-François a fait des passes pour essayer de mélanger les spectateurs. Au début, on voit Nathalie qui est assise sur le lit avec Michel. Elle est en train de le soigner. Il dit qu’il s’est coupé dans la nuit, il est tombé, il avait pris une brosse. Alors au début on voit la dame et on pense que cette dame est une préposé qui s’occupe de ces gens-là. Et plus tard, on s’aperçoit que c’est une résidente. On a voulu mélanger tout ça un peu.
FB : C’est peut-être loin un peu dans ta mémoire, mais j’aimerais que nous parlions de Daytona, que tu as tourné il y a presque 15 ans. Dans une entrevue, tu as dit qu’il y avait un rapport avec les gens dans le film que tu as regretté. Manoir et Daytona ne présentent pas du tout le même genre de personnages, mais ils permettent de voir comment tu t’es développé, en tant que documentariste, dans ton approche du sujet humain. Est-ce que Daytona, en post-mortem, t’as aidé à avoir un meilleur rapport avec les gens ?
MF : Ça a été un gros déclic. On a tourné le film a Daytona. Après on l’a monté puis il y a un cinéaste documentariste qui a vu le film, un cinéaste que j’aime beaucoup, Benoit Pilon, qui a fait Roger Toupin, Épicier variété, dans lequel on voit qu’il a beaucoup de respect pour les gens qu’il filme. Il m’avait dit : « Tu peux pas faire ça en documentaire, tu ne peux pas filmer des gens et après ça les juger, quand tu fais un documentaire, il faut que tu sois respectueux avec ton sujet et il faut que tu l’aimes en partant. » Ça a vraiment cliqué, après ça j’avais vraiment compris ce qu’il voulait dire. Avec Daytona, j’avais beaucoup de hargne envers ces gens là, je les trouvais vraiment colons. Il y en avait beaucoup autour de moi. Je me disais, je ne suis pas capable de leur “crisser une volée”, mais je suis capable de le faire avec ma caméra. Je pense que je suis allé trop dans l’agressivité. Alors en faisant Manoir après ça, c’était très clair en partant que jamais je referais ce que j’avais fait avec Daytona.
FB : Revenons à Manoir. Est-ce qu’il y a une intention sociale derrière ce projet ? La volonté de proposer une vision différente et en cela, un désir de changer les esprits et d’influencer peut-être les gens pour les amener à mieux comprendre, et éventuellement aider les gens plus démunis?
MF :. J’ai envie de dire non, mais en même temps j’ai envie de dire oui. C’est sûr qu’il y a de ça en arrière de tout ça, mais à la base, je ne l’ai vraiment pas fait pour ça. Moi je me disais, c’est important que je le fasse, je me répète, mais si moi je ne le fais pas, il n’y a pas personne d’autre qui va se présenter dans cette place là, qui va mettre ses bottes à vache, parce qu’il fallait mettre nos bottes à vache pour aller tourner parce qu’il y avait des odeurs, c’était contaminé partout, il n’y a personne qui va le faire. Je l’ai fait, c’était un défi pour moi, mais je n’avais pas d’intention sociale, vraiment très honnêtement.
FB : Pourtant, il y a quand même quelque chose d’important là-dedans. Vous êtes arrivés à un moment très opportun, après avoir passé presque 10 ans à tourner, puisque que tout se conclut avec la destruction du Manoir. Comme le Manoir n’existe plus, le film fait maintenant partie de la mémoire de ce lieu. Même si ça ne pousse pas les gens vers une action particulière, c’est un extraordinaire témoignage d’un moment particulier.
MF : Évidemment, la fin, on ne la connaissait pas. On tournait au jour le jour, une année, une autre année, puis trois ans et quatre ans, après huit ans. Je me demandais tout le temps ça allait être quoi la fin du film. On n’en avait pas de fin. Elle est arrivée comme tu dis, au moment opportun. Pour nous, ça faisait 8 ans qu’on tournait, on ne l’attendait pas la fin. Peut-être que j’aurais pu tourner pendant 20 ans de temps. C’est ça la beauté de faire des choses indépendantes aussi, de ne pas avoir de subventions, de producteurs, de carcan qui dit qu’il faut que ton film sorte telle date, qu’il faut que tu finisses de tourner telle date.
FB : Le film est réalisé de façon indépendante. On peut se demander comment est-ce qu’on trouve la volonté, le temps, l’argent pour continuer à filmer ? Qu’est-ce qui vous motive pendant huit ans à retourner, sans nécessairement savoir où est la fin ? Qu’est-ce qui est le moteur derrière ça ?
MF : C’est vraiment intrinsèque, c’est à l’intérieur de moi. Je me disais tout le temps, il faut que je le tourne, il faut que j’y aille. Moi je voyais ça comme aller jouer une partie de hockey avec mes chums. On se donnait rendez-vous Olivier, le directeur photo, et Pier-Luc, le co-réalisateur, deux fois par mois. On se voyait, c’était le fun, on tournait, on prenait une bière même en tournage, on jasait de nos vies. C’était vraiment un truc amical.
FB : C’était comme une pause dans le fond, parce que vous deviez avoir des emplois en même temps.
MF : Oui, des jobs avec des échéanciers insensés souvent. Là, on était libres. Il n’y avait pas personne pour nous dire comment le faire. On le faisait à notre façon. Filmer à caméra fixe, aujourd’hui en télévision, tu ne peux pas faire ça. Les gens, ils pitonnent, après deux secondes, ils changent de poste. Les gens ne prennent pas le temps. Nous, on pouvait le faire. Personne nous disait qu’on ne pouvait pas le faire. C’est ça qui était le fun. L’argent, on a tourné ça avec rien. Dans le fond, c’était la caméra du directeur photo, une Canon 5D, Pier-Luc avait un kit de son, un zoom H4n, et une perche. Il n’y avait plus de raisons de dire on ne le fait pas.
FB : Merci beaucoup Martin de nous avoir accordé ton temps et bonne chance dans tes futurs projets.
MF : Ça m’a fait plaisir, bonne chance à vous aussi.
Notes
- Cet entretien a été réalisé dans le cadre du cours « Critique cinématographique » donné à l’hiver 2017, à l’Université de Montréal. ↩