Image(s) et parole(s) 

Des Histoire(s) du cinéma au Livre d’image

Été 1999. Hors champ à l’époque — il y a mille ans — avait des bureaux sis au 460 Ste-Catherine. Je venais de commencer à fréquenter le cercle, mais je n’écrivais pas encore à la revue. Je connaissais du CEGEP Joël, un des fondateurs de la revue (j’ai le vague souvenir de lui avoir envoyé un texte « poétique » sur Noël et le cinéma dont fort heureusement plus aucune trace n’existe sur internet aujourd’hui). Simon, qui venait de se joindre à l’équipe de la revue, était client au vidéoclub PHOS où j’étais commis. On s’entendait bien. J’ai aussi connu à cette époque Nicolas, Fred. On se retrouvait tous à la Cinémathèque où travaillait Fred et Maxime, qui commençaient à tourner leurs premiers courts métrages. On rencontrait des cinéastes. On débattait de la révolution numérique, on découvrait le cinéma expérimental, le cinéma de Ford, Bergman, Bresson, Varda, Lefebvre, Deren, le cinéma muet.

Souvent, dans ces bureaux d’Hors champ de la rue Ste-Catherine, il y avait des projections de choses « rares », montrées en VHS. Un Werner Herzog, un Robert Morin, un film de l’ONF emprunté à la cinérobothèque. C’est ainsi par exemple que j’ai découvert Close up de Kiarostami (la VHS de Facets je suppose, merci Simon). Et c’est ainsi qu’un soir d’été on avait programmé un Godard récent, repiqué de la télé française qui venait de le diffuser, envoyé par la poste par un ami, en PAL-Secam. Il s’agissait des Histoire(s) du cinéma. On avait visionné, ce soir-là, les épisodes 1A et 1B (avec une pause entre les deux pour cloper). Il est difficile de nommer le mélange d’éblouissement et de confusion que nous avions ressenti devant cette œuvre que nous découvrions sur un petit téléviseur. Nous avions disons-le déjà vu beaucoup de films, lu pas mal de livres, nous connaissions un peu la musique, nous avions vu quelques Godard (bien que l’accès en était encore très complexe, particulièrement pour ses œuvres vidéos qui commençaient à peine à circuler dans des trafics alternatifs douteux). Malgré ce semblant de culture, nous nous sommes trouvés, ce soir-là, totalement dépourvus devant cette déferlante d’images et de sons qui se déversaient sur nous. Nous comprenions à peine ce qui se jouait de réellement déterminant, de crucial, de profond dans cette œuvre, mais nous en ressentions la brèche, nous étions emportés par la force poétique de l’entreprise entrevoyions obscurément qu’un horizon venait de s’ouvrir, que nous étions embarqués dans une longue navigation pour atteindre sa ligne, sans jamais forcément pouvoir jamais y accoster.

Cette navigation vers les Histoire(s) a eu, dans mon cas, d’innombrables stations, depuis plus de vingt ans. Je lui ai consacré un mémoire de maîtrise (comme un nombre important d’étudiants de maîtrise et de doctorats inconscients à l’époque), que j’ai déposé à l’automne 2001. Je donnais cet automne-là un cours sur la Nouvelle vague à Concordia : je préparais encore des cassettes d’extraits en VHS, mes citations étaient montées sur des acétates que je présentais sur un rétroprojecteur dans le J.A. De Sève. Les DVD commençaient à peine à circuler. Le Godard par Godard de Bergala était sorti deux ans auparavant, tout comme le coffret Gallimard, en quatre volumes, qui permettait de retrouver (parfois) la source des films (bien que souvent il s’agissait des titres français de films américains ou allemands). Je n’ai pas osé relire le mémoire. C’est sage je crois.

Depuis, la fréquentation frontale (pour un article, un cours, une conférence) ou plus oblique (au détour d’un film, d’un texte, d’une musique, d’une archive, retrouver une source) des Histoire(s), n’a jamais cessé, en même temps que la découverte de « nouveaux Godard » ou encore de plus anciens dont les faisceaux venaient changer l’éclairage sur un détail, un moment ou l’ensemble. La confusion et l’éblouissement n’ont jamais cessé.

Godard a continué à faire des films, donner des nouvelles. Ill continue à nous faire réfléchir à l’état des images et de sons, notamment avec Le Livre d’image, un film monde aux multiples tentacules, qu’on prendra des années à déplier. On est entre temps passé à l’ère du streaming, d’Instagram et de Facebook. L’idée même d’une archive cinématographique a été passablement bouleversée, avec les modes d’accès démultipliés que nous connaissons (et que cette saloperie de virus a permis de confirmer une fois de plus) : l’archive, l’image d’archives est devenue tout simplement tout ce que l’on peut trouver et que l’on peut réutiliser. Et la VHS est devenue un objet rétro. Comment se fait-il que Godard soit encore et toujours le plus « actuel » pour nous aider à penser tout ça, à y déceler la part d’ombre et de lumière, l’éclat, le mot, la tournure pour voir ça ?

S’il y a eu des centaines, des milliers de pages peut-être qui ont été consacrées aux Histoire(s) depuis sa sortie en 1998, il m’est aussi apparu récemment avec une sorte d’effroi paisible que cette œuvre qui a été si décisive dans mon parcours et dans mon histoire était devenue, pour nombre de mes « contemporains », invisible à force d’être perçue comme une statue du Commandeur de l’histoire du cinéma : illisible, terrifiante, impénétrable, menaçante. Surtout, des jeunes de vingt ans qui étudient le cinéma, comme celui que j’étais quand j’ai découvert les Histoire(s), sans doute ou probablement, ne connaissent pas cette œuvre. Du coup a surgi une curiosité qui s’est transféré en un désir pédagogique expérimental : et si on cherchait à savoir ce qu’un jeune de 20-25 ans, ferait avec les Histoire(s) aujourd’hui ?

C’est ainsi qu’une des stations dans mon cheminement vers les Histoire(s) a été, pour moi, récemment, un séminaire entièrement consacré à cette œuvre et qui a été une des expériences les plus stimulantes et émouvantes de ma carrière d’enseignant.

Pour conserver une trace de ces séances, j’ai proposé aux élèves du séminaire de rédiger des courts textes personnels portant sur une image des Histoire(s) du cinéma ou du Livre d’image. J’ai lancé la perche également à quelques amis et collaborateurs (Marie-Claude Loiselle, Pierre Hébert, Franz-Emmanuel Schürch). Et il se trouve aussi qu’au même moment, Vincent Sorrel et quelques collègues présentaient, Le livre d’image dans diverses villes de France à la veille du confinement généralisé. Vincent, Laurent Devanne et Stéphane Collin nous ont ainsi fait l’immense amitié de nous partager des carnets de leur aventure de « tournée » du film. Au même moment, notre coéditrice, Nour Ouayda, a fini la retranscription d’un entretien fleuve avec Fabrice Aragno, dans le contexte d’une projection du Livre d’image à Beyrouth, en février 2019. La même semaine, on annonce un Instagram Live avec Godard, en direct de Rolle. L’ami Ghassan Salhab, depuis sa cuisine à Beyrouth, a regardé, puis écouté cette étonnante apparition, et nous a transmis ses impressions.

Tout cela a fini par faire un dossier. Un bouquet chargé. Un hommage. Qui se garde une marge d’indéfini. Qui ne cerne pas tous les côtés des choses. Qui permet de continuer à cheminer, toujours, dans la confusion et l’éblouissement.