ENTRELACEMENTS DE JEAN EUSTACHE

De vie ou de mort. À propos de Jean Eustache et d’Alix Cléo Roubaud

Du beau film intitulé Mes petites amoureuses (1974), qui raconte les tribulations du jeune Daniel, m’est resté par-dessus tout cette scène où le protagoniste, assis sur un banc dans une allée de platanes bordant la rue d’une petite ville où il a dû déménager pour vivre avec sa mère, s’adresse à un garçon qu’il connaît peu, mais dont il sait qu’à la différence de lui-même, il fréquente le lycée :

Dans un livre que j’ai lu [faux raccord nous rapprochant du visage de Daniel], dans un livre que j’ai lu, le type parle de ses années d’école et il dit que quand il avait quinze, seize ans, il était gêné par son professeur de français. Il ressentait comme un malaise, parce qu’il voyait que quand le professeur parlait de la passion dans les pièces de Racine ou de Corneille, il disait la même chose chaque année, il faisait le même cours, et qu’après tant d’années, les mots qu’il disait n’avaient plus de sens, plus de cœur, et qu’en fin de compte, ce professeur était le dernier à pouvoir parler de ça. Bien sûr, il les avait lues, apprises, mais il ne les vivrait jamais [Daniel s’arrête pour prendre une bouffée de cigarette], alors que lui, l’élève, sentait déjà que dans sa vie, il allait vivre ces passions-là, ou des semblables. Qu’est-ce que tu en penses ?

Mes petites amoureuses (1974)

Interrompant le cours des expériences à travers lesquelles Daniel — obligé par sa mère de cesser ses études avant le lycée pour se mettre à travailler — s’initie aux choses du désir et de la vie, cette scène qui flotte un peu à l’écart des événements relatés nous offre pour ainsi dire un accès à la manière dont le protagoniste entend donner sens à ce décrochage qu’on lui impose. Or, ce qui pourrait avoir l’air de se présenter comme une opposition un peu bête entre la « vraie » vie vivante et passionnée, d’une part, et une représentation scolaire-littéraire privée de « sens » et de « cœur », de l’autre, se complique ici agréablement du fait que c’est un livre qui raconte cette histoire de professeur dépassionné et de son échec à transmettre adéquatement la vie, une vie dont la passion serait au demeurant exemplairement contenue dans les classiques de la littérature. Le livre est donc ici ce qui transmet le questionnement sur l’école, sur la littérature et sur la réalité de leurs enseignements concernant la vie. Le livre dans le film indique que la vie se trouve à l’extérieur des livres — ou plutôt, il signale qu’elle se loge dans la capacité à faire vivre les œuvres en leur insufflant « cœur » et « sens » à partir de ses propres expériences de vie, donc à aménager une porosité particulière entre littérature et existence. C’est la lecture de ce livre qui encourage Daniel à rêver sa propre vie — que tout autour semble vouloir rabattre sur une misère ordinaire — comme une vie à même d’accueillir, envers et contre tous, peut-être, le rêve de la passion.

Donnant un accès émouvant à la sensibilité existentielle et esthétique de son protagoniste, cette scène de cinéma, dont le questionnement émerge d’un livre qui parle de livres mal enseignés, crève en quelque sorte l’écran (ou, plutôt, interrompt subtilement la trame cinématographique, la met entre parenthèses) pour faire de la littérature la médiatrice ambiguë à travers laquelle le film, par la bouche de son personnage, pose en somme la question suivante : à quelle condition une expérience esthétique est-elle (ou fait-elle accéder à) une expérience de vie, et non quelque chose de figé, de fabriqué, de factice, un faux-semblant détournant de la vie (ou y palliant), plutôt qu’y engageant ?

Cette question constitue peut-être le cœur du film Les photos d’Alix (1980), qui interroge le rapport des images au réel de façon à nous emberlificoter joyeusement pour mieux éprouver notre crainte d’être trompés par les images, notre peur de mal les lire, de nous perdre, d’en rater le sens. Dans ce court-métrage d’un peu moins de 20 minutes, réalisé en 1980, on voit Alix Cléo Roubaud, photographe d’origine canadienne habitant Paris, mariée au poète Jacques Roubaud et amie de Jean Eustache, décrire une série de ses propres photographies à Boris Eustache, le fils du réalisateur. Le film fait de nous les témoins de cette conversation sur les images tenue, à première vue, simplement, autour d’une table, avec, derrière eux, sur le manteau d’une cheminée, une rangée de dictionnaires.

Les photos d'Alix (1980)

Il y a donc là une femme photographe, pleine de vivacité, regardant de biais son interlocuteur, fumant, tantôt rieuse tantôt plus songeuse, pointant avec des mouvements de mains et de doigts gracieux, comme en une danse, les différents éléments constitutifs des photographies qu’elle raconte à un jeune homme. Celui-ci, un peu timide, pose des questions assez imprécises (« Qu’est-ce que c’est que cette photo ? » ; « Cette photo s’appelle Vertigo ? »), exprimant ce qui semble une sorte de réserve devant ces images et le récit qu’on en fait. La singulière joie de la photographe dans l’évocation de son propre travail, du contexte, des histoires et des techniques utilisées pour produire ces photographies ressort d’autant plus vivement qu’il y a cette distance timide du jeune homme. Et cette joie, ce jeu de la création, nous les partageons nous-mêmes à regarder les clichés, à la voir et à l’écouter déclarer de sa voix pleine d’assurance que « les seules vraies photographies sont des photographies d’enfance », que « toutes les photographies sont sentimentales », que « toutes les photographies sont moi ». Ou à l’entendre dire d’une voix moqueuse, à propos de la seconde photographie où l’on voit son mari Jacques Roubaud, allongé,  lisant , sur un lit :

— C’est un éminent victorien dans un lit hollywoodien.

— Mais il y a un trucage, ici, le lit se dédouble.

— Oui, c’est-à-dire que j’ai rendu le lit plus hollywoodien qu’il ne l’était, en le dédoublant. Je l’ai prolongé pour lui donner cette courbe. Pour rendre le victorien plus victorien encore. Ça a été pris à Londres, dans une chambre d’hôtel.

Je l’ai prolongé pour lui donner cette courbe. Pour rendre le victorien plus victorien encore.

Dès le départ, donc, le film et le dialogue qu’il met en scène (avec Alix et son plaisir goguenard ; Boris et son calme un peu perplexe) soulèvent des questions qui pourraient être formulées de cette façon : que s’agit-il au juste de capter dans une image ? Quel réel surprend-on dans l’image en la retouchant, en repiquant le négatif d’un autre, en dessinant au pinceau lumineux, en redoublant ou en surexposant des éléments ? Ainsi sommes-nous apparemment conviés dans les coulisses de la création photographique pour en apprendre les astuces, les trucs, les effets. Et la réserve un peu distante des interventions du jeune Boris Eustache nous rend peut-être encore plus enclins à vouloir nous rapprocher, à nous sentir en intelligence avec la photographe dont on admire la dégaine, la séduction rusée 1 … jusqu’à ce que quelque chose se mette à clocher.

Quelque chose cloche

Au fil des photographies et de leur description, un décrochage s’installe en effet entre les images et le discours tenu sur elles par Alix Cléo Roubaud. Ce discours, où il était déjà question de l’écart entre l’image et le réel, mais qui était jusque-là tout à fait intelligible, devient lui-même décalé, sa rationalité semblant dès lors se jouer de nous. Ce décalage bientôt indéniable entre le vu et l’entendu renvoie peu à peu la spectatrice, en l’occurrence moi-même, au doute sur sa perception et sa faculté de lire les images. De façon à la fois soudaine et sournoise, brutale et progressive, comique et inquiétante (et cette manière duplice, indécidable fait tout l’intérêt du procédé), Eustache fait ainsi passer cette spectatrice du sentiment d’être complice de la photographe (lorsque celle-ci explique à son interlocuteur qu’il s’agit, en contretypant une image, de « bien faire sentir que c’est une photographie et pas le réel, et encore moins que le réel, et beaucoup plus loin que le réel ») à celui d’être larguée par le cinéaste, comme par un malin génie (lorsque, par exemple, on voit sur l’image deux vieilles bottes de travail, alors que la photographe qui y réfère parle d’une scène de déjeuner dans un pub à Londres). Et si l’on tente, avec un peu d’orgueil analytique, de se remettre en selle, de comprendre par quels subterfuges on nous a ainsi désarçonnées, de découvrir à partir de quel moment on s’est mis à se payer notre tête, il ne sera pas simple de situer très clairement les débuts de la manigance. 

Des origines et du sens de ce décalage entre le dit et le vu, rien — fort heureusement — ne sera élucidé et le film nous laissera, au bout d’une vingtaine de photographies et de minutes, errant quelque part entre la perplexité un peu distante de Boris et l’amusement déniaisé d’Alix. Bien sûr, on s’affichera plus volontiers Alix, on crânera sur les charmes du décalage et sur la vérité toute poétique qui en découle. Ainsi acquiescera-t-on, à la lecture d’un critique des Cahiers du cinéma :

Car le plus beau, c’est que le commentaire, même dérivant à plein, vise juste, fait sens. […] Ce film, qui pourrait se méfier du discours interprétatif, des effets de vérité de la parole d’auteur, lui redonne toute sa cohérence au moment même où il la balade, où il la malmène, l’écartèle. Eustache éprouve ainsi la cohérence mystérieuse des êtres par son étrange méthode 2 .

Bref, on fera comme si notre Boris intérieur un peu méfiant n’existait pas. Mais une part de nous restera inquiète, et se mettra à méditer sur la mort, sur l’amour et sur leur entrelacement, dont ces photos nous parlent muettement sous les propos plus ou moins ajustés ou déphasés de la photographe.

« Une photo peut-être personnellement pornographique, tout en étant publiquement décente » : c’est une phrase prononcée à propos d’une image où l’on voit l’intérieur d’un appartement, avec au centre, une chaise et une table sur laquelle se trouvent une bouteille d’alcool semblant tout juste sortie de sa boite (cette boite est à côté, sur la même table), une théière, un sucrier et une lampe. Au premier plan, à gauche de l’image, il y a des chaussures de femme (des sandales plates fermées) et, derrière ces chaussures, une chambre avec un lit dont on n’aperçoit que l’extrémité à travers le cadre de la porte. Ce hiatus revendiqué entre un souvenir personnel qualifié de « pornographique » et la « décence » de l’image laissera la spectatrice songeuse.

Une photographie suicidaire et une survie confidentielle

On reviendra alors à un autre moment, près du milieu du film, où Alix Cléo Roubaud commente ainsi une photographie dont l’objet est particulièrement difficile à cerner, à saisir : « C’est une photographie suicidaire, en quelque sorte », dit-elle pour qualifier cette image où, dit-elle, apparaît « le dernier lit que j’ai eu dans la chambre de mes parents ». Or cette image où semblent se catapulter l’origine même (la chambre des parents) et la fin dernière (l’évocation du suicide), on s’inquiète de ne pas savoir la déchiffrer, de ne pas même savoir y apercevoir le corps censé y être exposé, tant, outre trois oreillers et une sorte de collier, le blanc gagne sur la figure, la disparition l’emporte sur l’apparition. « C’est un corps qui est, je suppose, le mien. Mais glorieux, mort. Mort mais glorieux. C’est une photographie assez morbide, également. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. C’est délibérément morbide », ajoute-t-elle.

On se demandera si, comme la photographe le prétend tout juste après, « toute la photographie lutte contre la mort, contre le passage du temps, contre les ruptures, contre les choses qu’on ne verra plus », ou si toute image n’existe pas au contraire pour nous parler silencieusement de l’insensé, de la disparition, du réel de la mort :

L’image n’a rien à voir avec la signification, le sens, tel que l’impliquent l’existence d’un monde, l’effort de la vérité, la loi et la clarté du jour. L’image d’un objet non seulement n’est pas le sens de cet objet et n’aide pas à sa compréhension, mais tend à l’y soustraire en le maintenant dans l’immobilité d’une ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler 3 .

C’est une photographie suicidaire, en quelque sorte 

On ira relire le Journal d’Alix Cléo Roubaud pour y retrouver ces phrases, qui apparaissent au-dessus d’une photographie non pas pornographique, mais bien impudique, d’elle et de Jacques Roubaud enlacés, le sexe de ce dernier bien visible à côté de sa jambe à elle arborant bas et porte-jarretelles : « Comme si, étant mon propre négatif, je pouvais continuer à me projeter sur des écrans, mais qu’il me fallait un écran ; alors qu’est la mort là-dedans, l’écran, ou l ’image ? » Et un peu plus loin :

Je ne sais vraiment pas si la mort est un écran sur lequel je projette et rejoue le film de ma vie,ou alors l’image qui me cache le fait que je suis en vie […] comment s’imaginer que la mort n’est pas une projection rabattue sur elle-même en automorphisme;comme une diapositive de la Joconde qu’on projetterait sur la Joconde même 4 .

Le Journal (1979-1983) d'Alix Cléo-Roubaud,

On méditera sur la beauté du fait que ces mots soient tout juste suivis, dans ce Journal, par l’évocation d’un rêve dans lequel Alix Cléo Roubaud opère la résurrection de Jean Eustache pour mieux lui offrir la possibilité de disparaître tel qu’il le souhaitait :

Je raconte à P. ce rêve.avertie d’une projection d’Une sale histoire,je me dirige vers le Forum des Halles ;m’y perds, me retrouve dans une chambre d’hôpital où Jean,rasé et les cheveux coupés,peu à peu bouge et parle.Je touche sa poitrine;elle est chaude,et enfin je me dis:mais tout a été faux, il n’est pas mort du tout,et je pense à son projet ironique de « disparaître » du monde du cinéma pour réapparaître sous un pseudonyme.Heureuse, quoiqu’un peu irritée de cette sale plaisanterie,je pars le dire à Jacques que la survie de Jean est confidentielle. — oui oui 5 .

Puis on relira Jacques Roubaud qui a écrit ceci, quelques années plus tard, dans Quelque chose noir, un recueil tout entier hanté par une image sidérante, ineffaçable, celle du matin où il a trouvé son épouse, Alix Cléo Roubaud, gisant, morte : « Je pourrais voir, sur le mur, distinctement, cette image, je pourrais la voir, parfaitement, dans la nuit même, mais je ne la regarde pas. Cette image                    qui te contient 6 . »

Casser sa pipe

Les faux raccords, la surimpression, les duplications et autres déphasages sont quelques moyens par lesquels le créateur, la créatrice d’une image (qu’elle soit fixe ou en mouvement) rappelle volontairement au regardeur, à la regardeuse, qu’il a affaire à une image. Pourfendant la « magie » de la représentation pour en rappeler la facticité, le créateur, la créatrice, s’il n’use pas de ces ruses du métalangage comme d’une simple pose, oblige par là le regardeur, la regardeuse, à s’interroger sur ce qui, de l’image, rate le réel, rate la vie, permettant paradoxalement au créateur, à la créatrice, sous couvert d’humilité (« cette image n’est qu’une image », semble-t-on nous dire), d’étendre la puissance de sa représentation pour que celle-ci contienne paradoxalement, par le signalement même de ses limites, ce qui lui échappe 7 . Cette image qui dit qu’elle déçoit (« ceci n’est pas une pipe »), ne déçoit dès lors plus et accède à un autre degré de vérité. À moins que ce ne soit à un autre degré d’illusion.

Avec le jeune Daniel dans cette scène de Mes petites amoureuses citée en guise de préambule (cette séquence qui commence par une sorte de bégaiement de la parole et de l’image), on continuera à s’interroger sur ce que réussit une image, ou une phrase, quand elle est obsédée par ce qu’elle rate — de la passion, de la vie et de la mort.

Notes

  1. À quel point « rusée » est le bon adjectif, on s’en rend compte quand on lit les « Notes pour une présentation du film de Jean Eustache, Les Photos d’Alix, à des étudiants de l’université Paris VII, janvier 1981 », placées en annexe du journal publié de la photographe : « On me demande de parler ici des phrases qui sortent de ma bouche dans ce film. Rien ne vous permet de croire que ce sont mes opinions ; rien n’empêche de croire que ce qu’on entend est un texte que deux comédiens disent et que nous jouons. […] Si nous jouons un texte, ce film est un film de fiction. […] Si je m’appelle Alix, et que je ne joue pas, ce que je dis peut être vérité, opinion, boutade, frime, bref n’importe quoi, mais pas “fiction” ». Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2009 (édition augmentée), p. 23
  2. Pierre Eugène, « Détournement en mineur », Cahiers du cinéma, no 799, juin 2023, p. 34.
  3. Maurice Blanchot, « Les deux versions de l’imaginaire », L’espace littéraire, Paris, Gallimard, « Folio », 1955, p. 350.
  4. Alix Cléo Roubaud, 2009, p. 200 et 201.  L’absence d’espace de part et d’autre de la ponctuation est un choix typographique de l’autrice respecté dans l’édition de ce Journal.
  5. Alix Cléo Roubaud, 2009, p. 201.
  6. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, coll. « Poésie »,1986, p. 32. Le titre de ce recueil reprend, à un adverbe près, celui d’une des séries photographiques d’Alix Cléo Roubaud (« Si quelque chose noir ») reproduites dans son Journal.
  7. La fin du roman Prochain épisode d’Hubert Aquin (1965) offre un bon exemple de ce paradoxe.