De la chair à la parole
Cet entretien a été réalisé par Guillaume Lafleur durant le Festival du nouveau cinéma et des nouveaux médias, 17 octobre 2003.
1- Pasolini et l’actualité du mythe
Hors champ : En voyant Tiresia qui introduit un mythe dans le monde contemporain, il est inévitable de penser à Pier Paolo Pasolini qui était une référence explicite du «Pornographe», votre précédent film. La différence fondamentale concernant cette référence au mythe, par rapport à Œdipe Roi de Pasolini par exemple, est que votre film ne s’introduit jamais dans le monde ancien avec ses protagonistes. L’ancien ou plutôt l’immémorial, est exposé par des plans forts évocateurs de lave en fusion aux premières séquences ou encore par cet Acropole montré dans un plan entre les branches d’un arbre, dont le mouvement épouse le rythme d’un cours d’eau. Face à cela, peut-on conclure qu’il y a pour vous une intemporalité du mythe exprimée dans le film ?
Bertrand Bonello : D’abord c’était l’idée que les mythes peuvent s’exprimer maintenant car ils fonctionnent sur des pulsions. C’est ce qui est intéressant, c’est-à-dire qu’on y retrouve tout ce qui fabrique la dramaturgie, telles que la jalousie, la méchanceté… Du moment qu’il y a ces éléments, le contemporain doit apparaître. Le sujet de Tiresia m’intéresse dans la mesure où il a des résonances contemporaines. Je ne voulais pas faire de films comme le font Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ce qu’ils font est évidemment très fort, mais le mythe m’interpelle, aujourd’hui, dans le monde qui est le mien.
Ainsi, je rapproche la mythologie grecque du cinéma américain. C’est pareil en fait, puisque ce sont des endroits de fiction qui existent immédiatement. À partir de ce moment, on passe beaucoup plus de temps dans ce qui nous intéresse, plutôt que de perdre ses forces à faire croire qu’on est dans un monde de fiction. Sans quoi il y a un travail, long et laborieux, pour arriver au film et on manque de temps pour exprimer ce qui nous touche. Voilà pour la mythologie et le contemporain.
Ensuite, sur l’intemporalité, c’est un travail que j’ai fait pour dégager le film du social – un piège avec la transsexualité qui était la traduction contemporaine du personnage homme-femme de Tiresia. Ce problème ressemble un peu à celui du Pornographe : on prend un sujet de société, la pornographie, mais on l’utilise comme point de départ de l’intime, pour aller ailleurs. Ce qui veut dire aussi pour moi gommer l’espace géographique et l’espace temps. Le film s’ouvre sur un sujet de société : la prostitution, le Bois de Boulogne qui est le lieu à Paris où se retrouvent les transsexuels brésiliens. Ensuite, dès que le type (Laurent Lucas) prend la transsexuelle (Tiresia) et l’enferme littéralement dans son appartement, ce sont en fait beaucoup de portes qui se ferment. On oublie ce rapport à la réalité sociale et on part ailleurs.
Ce travail de gommage de l’espace temps et de l’espace géographique vient en fait d’un problème. Ce n’est pas une idée de mise en scène, le principe de gommage vient petit à petit. Beaucoup d’idées sont venues avec le personnage du prêtre 1 . Je m’explique : je voulais d’abord faire le film en Italie pour une raison très simple, qui est que le rapport à la religion et au sacré y est normal. C’est un pays catholique, comme le Brésil. Cela veut dire qu’on peut mettre une vierge à côté du lit des personnages, ils ne sont pas pour autant croyants, c’est seulement ainsi que ça se passe. En France, comme probablement au Québec, lorsqu’on touche à ce type de représentation, tout de suite on fait «vieille France». On peut y voir un côté réactionnaire. Mais je ne peux pas me passer de l’Église, car la mythologie est de l’ordre du divin ! En même temps, la représentation de l’Église m’emmerdait un peu. Mais bon : premièrement, il fallait bien montrer le prêtre en soutane et basta ; deuxièmement on pouvait dépeindre un village typique, comme dans une série télé des années 1950.
J’ai concentré la deuxième partie du film sur une maison, ce qui se passe dans le village est rapporté par l’arrivée des gens, par ce que le père peut en dire… En définitive, que voit-on dans le film ? Il y a trois décors : le Bois de Boulogne, un sous-sol et une maison, entourée d’arbres. Cela tend à nous enlever les repères de l’époque. Ce choix relève de contraintes, relatives à cette question du social. Ce sont les contraintes qui fabriquent le film.
2- Du mythe à la religion
HC : Dans Tiresia il y a une évolution que je trouve extraordinaire et pratiquement indistincte qui va de l’expression du mythe à un affirmation du sacré de plus en plus religieux, voire catholique. Tiresia meurt d’un accident, puis par un raccourci fulgurant, on retrouve à la fin le prêtre (interprété par Laurent Lucas), la jeune muette (Anna) et un enfant qui évoque la triade Joseph-Marie-le Fils. Est-ce alors la fin du mythe ou son prolongement religieux?
B.B. : Le catholique, c’est ce qui vient malgré moi, car je me considère profondément athée. Vous avez la mythologie qui est polythéiste et c’est ce qui la rend si passionnante. Il y a les dieux, les déesses, les demi-dieux, les demi-déesses, en somme un grand théâtre bordélique, barbare et sanglant où l’idée du Destin prédomine. Si on lie cela au contemporain, la figure du transsexuel, qui m’intéresse, émerge. Ce qui m’intéresse beaucoup moins par contre, c’est le monothéisme. Là, c’est moins drôle et beaucoup plus austère en fait : la culpabilité, la rédemption prédominent maintenant et ce sont des choses qui ne m’amuse pas beaucoup. En même temps on ne peut pas en faire l’économie. Mais voilà : l’idée de Destin disparaît, elle n’est plus dans la religion monothéiste.
H.C. : La fin du film me semble une réponse à cette disparition du Destin, vous mettez en scène le quotidien d’un couple et de leur fils.
B.B. : Oui, mais le fils est montré dans le balbutiement, dans le bégaiement – le réapprentissage du langage. Le film peut raconter à la fin que tout n’est que recommencement – mais de quelle manière faut-il recommencer ? Peut-être faut-il recommencer dans le balbutiement. En ce moment, je fais une interprétation quasi-philosophique d’un plan qui montre un petit enfant jouant avec un camion ! C’est que pour moi le sacré précède le catholique. Souvent les grandes œuvres sacrées sont profanes, la religion n’a pas le monopole du sacré… Je suis tombé sur une phrase de Malraux qui affirme que l’intéressant dans le sacré, c’est tout sauf le divin. En fait, dans cette affirmation le sacré touche au mystère le plus profond qu’on peut avoir en nous.
3- Espace et dramaturgie
H.C. : Concernant le problème de la mise en espace de Tiresia et de ses conséquences sur le plan dramatique, on dira que la première partie est marquée par une situation d’enfermement de la transsexuelle Tiresia dans l’appartement de son amoureux chaste et cruel. On peut dire que cette situation est de caractère tragique au sens premier, c’est-à-dire au sens antique du terme. Pour vous, n’est-ce pas un moyen de faire la preuve qu’un sujet contemporain, transsexuel, peut être de nature aussi tragique que le Tiresia du mythe ?
B.B. : De toute manière, l’idée même du transsexuel est un enfermement. C’est quelqu’un qui est apparemment né dans une mauvaise enveloppe. La philosophie transgenre vous dira que ce sont des femmes nées dans un corps d’homme. Donc, erreur d’enveloppe. Tout le travail, extrêmement violent et difficile, est de récupérer la bonne enveloppe. Ils sont enfermés complètement. Pour moi, Tiresia est quelqu’un qui ne cesse de fuir, qui est toujours enfermé. Elle fuit son corps, elle fuit son pays (le Brésil), elle arrive en France et elle fuit l’immigration. C’est un animal pour moi, une sorte d’animal sauvage. Donc, après l’enfermement réel de la première partie succède un autre type d’enfermement, on ne fait que le montrer une fois de plus.
4- Dénuement
H.C. : La mise en espace de la seconde partie est marquée par un dénuement et tout à la fois par la présence de nombreux personnages. Ce principe de dépouillement, est en quelque sorte un moyen que vous trouvez aussi pour dépeindre une communauté qui recueille Tiresia devenu homme. Cette communauté ne cesse de dénier en quelque sorte la subjectivité de Tiresia, tandis que Tiresia devient un oracle dont les paroles «ne sont que des traductions». Cette absence de Tiresia, l’aveugle, à lui-même, est-elle une justification de ce dépouillement de la seconde partie du film, tourné vers les visages des autres personnages, souvent en gros plans ?
B.B. : Je n’ai pas considéré l’image filmée comme la traduction d’un point de vue de Tiresia. J’ai toujours considéré Tiresia comme un pur objet, vu par trois personnes : le séquestreur, la jeune fille et le prêtre. C’est un objet qui passe de main en main, mais son point de vue, il est compliqué à comprendre, car il représente successivement des personnages différents, soit le transsexuel et l’oracle. Deux personnes un peu «supérieurs à nous». Le transsexuel est supérieur parce qu’il a quelque chose en plus, et l’oracle a aussi quelque chose en plus. Donc, ce n’est pas leur point de vue, je crois que le dénuement vient d’autre chose, par exemple davantage de ma manière de travailler consistant à dire : à chaque instant de quoi a-t-on besoin ? De ne pas mettre plus que ce dont on a besoin… Dans cette seconde partie, il nous faut peu de chose puisque, à ce moment, le film fonctionne avec beaucoup de gros plans qui demandent, répondent, viennent dire. On se retrouve avec plus grand-chose, à partir du moment où je trouve que nous n’aurons pas besoin de plus. Cela donne une impression de dépouillement.
Puis, j’ai aussi considéré le fait que la première partie est brutale et que la seconde partie est plus apaisée. La première partie est sombre et la deuxième partie se passe de jour, elle est plus lumineuse, on a accès au ciel. Sans que je le décide vraiment, ces éléments tendent forcément vers un dépouillement de la mise en scène. J’ai l’impression qu’à ce moment de la deuxième partie, on a plus besoin de grand-chose dans la représentation. Pour le Bois de Boulogne, au contraire, on a besoin de beaucoup : de très longs travellings, une soixantaine de voitures. Ensuite, le film passe ailleurs, tranquillement.
5-Sexualité et sacré
H.C. :Pour revenir à Pasolini, il y a eu à son époque un malentendu ou une confusion entre un retour au mythe à l’œuvre dans son cinéma et une certaine mythologie hippie – notamment à l’époque du «Décaméron», au tournant des années 1970. En effet, l’adaptation de ce classique italien de la fin du moyen-âge, exalte une sexualité épanouie paysanne et napolitaine, qui dialogue avec le sacré. Maintenant on voit bien la distance qui séparait Pasolini du mouvement hippie, d’abord en ce qui concerne le discours sur la sexualité. Aujourd’hui, où il me semble que l’on ressent moins un alibi culturel lié à la mythologie et au religieux, comment en venons-nous à traiter le sacré par rapport à la sexualité, quelle est l’actualité cinématographique de ce rapport ?
B.B. : Je crois qu’entre le profane et le sacré quelque chose se raconte qui est impensable autrement. L’un sans l’autre ne m’intéresse pas. Mais aujourd’hui le sacré, on ne sait plus trop ce que c’est. Moi j’ai centré le film sur l’idée de Foi. Corollairement : qu’est-ce que le doute et l’engagement ? Si on dit que les religions s’effondrent, que l’utopie communiste s’est effondrée et que le capitalisme a pris un coup avec les Tours de New York, qu’est-ce qui va raccrocher les gens ? Comment vont-ils s’engager, de quelle manière ? Dans ce contexte, une certaine idée de la mystique est envisageable. À la condition que ce ne soit bien entendu en aucun cas un retour en arrière. Cette fabrication de sacré peut alors se trouver dans les images. S’il y a un rapprochement avec Pasolini à faire, c’est dans la réappropriation d’une structure ancienne pour produire une lecture du monde contemporain, où la sexualité est présente. Plutôt que ce terme je préfère parler de l’intime comme fenêtre sur le monde. Dans ce cas je trouve que la sexualité et le doute font bon ménage.
6- Cinéma et rythmes
H.C. : Je crois que vous avez affirmé que toute cette séquence au Bois de Boulogne en première partie, avec Laurent Lucas rôdant près des prostituées et découvrant Tiresia, chantant en pleine nuit en lisière du bois, avait un caractère profondément musical. Vous qui avez une formation de musicien classique, comment définissez-vous une image cinématographique ou un bloc séquentiel ayant des propriétés, des sensibilités musicales?
B.B. : Je pense que c’est avant tout affaire de rythme, c’est-à-dire que le rythme n’est pas géré par la narration, mais par des sous-rythmes internes qui n’obéissent qu’à la respiration. En ce sens, quand je décide de couper un plan, c’est que sa vie a suffisamment duré. Ce n’est pas que la narration invite à parler d’autre chose, à présenter autre chose, un contrechamp etc. Simplement c’est comme une musique, si vous avez un violoncelle ou une guitare électrique et que vous êtes au bout de la résonance. Alors on bloque l’accord et on fait une autre note. C’est un peu abstrait de parler ainsi, car c’est très difficile de parler de musique. Le pianiste Thelonious Monk disait que parler de musique, c’était comme danser sur de l’architecture… Mais voilà, le cinéma est vraiment affaire de rythme. On peut rythmer grâce à la narration ou on peut trouver à rythmer par une autre scansion.
H.C. : Ça peut passer par le corps de l’acteur…
B.B. : Oui, tout ce qui provoque, au bout d’un moment… Parce qu’en fait, un plan c’est quoi ? Quelle est la différence entre le plan et l’image ? Le plan a un milieu, un début et une fin. Donc déjà, il y a une histoire qui se raconte dans un plan. S’il y a un début, un milieu et une fin, il y a forcément un rythme interne. On peut travailler sur ce rythme interne narrativement ou on peut travailler plus musicalement. Cela est produit par des accélérations, des changements de focales qui peuvent être aussi des changements de rythmes.
H.C. : Un détail qui m’a frappé lors du visionnement, c’est la présence à une ou deux reprises, dans un plan, d’une musique qui s’estompe sèchement, tandis que le plan continue.
B.B. : Je trouve que c’est aussi stimulant de mettre de la musique que d’en enlever, c’est aussi fort. Mais il est difficile d’enlever de la musique. Ça peut être une béquille comme le «fade-out» et ces effets visuels qui permettent de passer d’une scène à l’autre. Pourtant, on n’est pas obligé de faire un fondu enchaîné ! Au bout d’un moment, on est plongé quelque part avec le plan et nous l’enlever brutalement est aussi fort que de nous y plonger. De même, le retrait de la musique doit être aussi fort que son ajout. Sinon le plan est intense, mais meurt un peu comme une couille molle. Le travail qui s’en suit relève de l’intuition musicale : la musique dure six secondes, mais on pense que le plan doit en faire au moins huit, voilà.
H.C. : Alors, le sens du plan change complètement, par sa durée après la fin de l’extrait musical.
B.B : Oui, le plan a une autre valeur. Il y a un effet d’absorption, mais ce sont des choses dont il ne faut pas abuser – les deux, trois moments où cela est présent dans le film, on en avait besoin.
7- L’oracle, figure limite du cinéma
H.C. : Enfin, en mettant en scène un oracle aveugle, vous confrontez le cinéma à ses propres limites de représentation et d’énonciation. En effet, le cinéma est souvent enclin à illustrer une immédiateté propre à l’action – alors que l’oracle (Tiresia dans la seconde partie du film) est précisément celui qui dénoue l’action en l’anticipant d’emblée, «en traduisant l’avenir». Pour vous quelle était la difficulté de proposer des séquences où l’oracle prédit des événements aux autres protagonistes ?
B.B. : D’abord, il y a deux choses : qu’est-ce que c’est un oracle et comment ça fonctionne ? C’est ça la question du prêtre qui veut connaître Tiresia : comment ça marche, comment ça fonctionne ?… Une fois qu’on a décidé comment ça fonctionne, comment le montrer ? J’ai décidé que c’était semblable à une sensation d’infini, produite de la scansion des phrases de l’oracle. Je suis resté accroché à l’idée de la parole, de la phrase. Comme l’oracle le dit lui-même : «il y a des mots qui tombent, je ne sais pas forcément ce qu’ils veulent dire, je ne sais pas à qui je les dit, mais ils tombent, ils sont précis et je les énonce». Ensuite, comment représenter l’émergence de la scansion, du phrasé ? Je ne voulais pas le flash-forward, comme dans Dead Zone de Cronenberg. Mais je ne voulais pas rien non plus ! Voilà l’origine de l’idée du volcan. Au départ il y avait, dans la seconde partie, plusieurs moments de paysages infinis. Des geysers, des déserts… Aussi bien ce qui puisse représenter l’idée d’infini, puis la phrase se formait. Après, j’ai trouvé cela un peu lourd au montage, donc j’ai regroupé les deux scènes de volcans qui me semblaient les plus intéressantes de mes paysages. Un premier bloc annonce la « consumation » de Tiresia au tout départ, et un deuxième annonce le second visage de Tiresia, quelque chose de beaucoup plus rattaché à la mystique.
Ensuite, il est vrai que cela peut être frustrant pour le spectateur d’avoir un type qui dit : l’avenir c’est cela, cette image de lave en fusion, etc. En fait, il n’y a pas d’images, de concrétisation de cela. À la fin 2 , on annonce la renaissance du Christ et on voit alors ce petit enfant qui joue avec son camion … Il n’y a donc aucune preuve de cette renaissance mais c’est précisément en cela que réside la force de la parole. La parole au sens ancien, telle que montrée dans Ordet de Dreyer. C’est-à-dire que l’oracle est celui qui va donner une parole même s’il ne veut pas. De même, le prêtre est celui auquel il va vouloir donner une parole, même s’il n’en est pas sûr.
Anna qui le recueille n’a pas accès à la parole. La parole devient parfois tellement forte que beaucoup de gens chantent. Voilà la raison de ce chant brésilien au début du film. La dernière parole, la plus importante, celle du Christ, est comme on le disait tout à l’heure dans le bégaiement. L’idée de parole a vraiment occupé tout le film. Après, c’est difficile parce que c’est du cinéma… Être conduit par l’idée de la parole au cinéma est un enjeu compliqué, parce que cela peut donner un résultat rébarbatif.
H.C. : Là, on n’est pas du tout dans un cinéma de l’intime, verbeux, même si on sent que vous vous inscrivez dans cette Histoire qui dans le meilleur des cas a donné le cinéma d’Eustache…
B.B. : Voilà. Parler de la parole ce n’est pas dans ce sens là. Mais Eustache avait un truc vachement beau concernant la parole filmée, c’était : «tiens, je vais tourner une scène… Puis non, finalement c’est un type qui va raconter la scène». Alors quelqu’un arrive et dit : «Vous savez pas ce que j’ai vu ?» C’est un bel exemple de la représentation de la parole au cinéma. C’est-à-dire : traiter des choses vues qui ne sont jamais montrées mais racontées. Eustache n’a jamais filmé des oracles, mais l’oracle c’est ça : il ne peut pas montrer, parce que ça n’a pas encore eu lieu, mais en revanche il peut raconter.
H.C. : Il y a alors un moment où la parole peut devenir chair au cinéma ?
B.B. : Dans Tiresia, je dirais que c’est plutôt le contraire : c’est la chair qui devient parole ! On passe vraiment de l’objet du désir charnel à l’objet du désir de parole. D’abord, je veux ton corps et ensuite, je veux ta parole. Dans le film il y avait une séquence que j’ai coupée car personne ne l’aurait remarqué, mais pour moi c’était important. Dans le Bois de Boulogne, à un moment Tiresia chante et le type la regarde, après quoi elle dit : « je viens ». Je voulais que cette personne réaparaisse dans la seconde partie, pour revoir Tiresia en oracle. Il lui disait : «J’ai pas de travail, quand vais-je retrouver du travail ?», etc. Elle a sauté au montage, mais j’adorais l’idée selon laquelle on puisse avoir besoin d’aller voir une prostituée et qu’on puisse avoir besoin d’aller voir un oracle. Dans les deux cas, on y va parce qu’on peut y assouvir un besoin, un désir, charnel ou spirituel. C’était un clin d’œil que je m’étais fait à moi-même, mais puisqu’on évoque le passage de la chair à la parole, il y avait ça : la même personne qui allait voir Tiresia dans deux états différents.