La bibliothèque, la nuit

De la bibliothèque virtuelle à la disparition réelle

Un hôte sympathique vous introduit dans une pièce sombre qui se révèle la bibliothèque d’Alberto Manguel, son simulacre : fausses étagères, faux livres, fausse pluie dans de fausses fenêtres. Vous prenez alors place; une voix enregistrée, celle de Manguel, s’adresse aux visiteurs, fascinés ou perplexes. Il y est question de livres, d’un exemplaire de Maria Chapdelaine reçu en cadeau, de Borges — on évoque le grand auteur argentin chaque fois qu’il est question de bibliothèques et d’imaginaire labyrinthique. On s’accoutume assez vite à cette mise en scène et, comme des enfants à La Ronde, on a hâte d’essayer le manège principal.

On vous dit enfin de prendre le casque de réalité virtuelle, cette espèce de lunette qui vous donne l’aspect d’une mouche géante, puis, effet de surprise et de mystère un brin convenu, l’hôte actionne une fausse porte secrète dissimulée dans une fausse étagère de la fausse bibliothèque – cette porte existe-t-elle pour vrai dans la vraie bibliothèque de Manguel ? – pour vous faire pénétrer cette fois dans une fausse forêt où se déroulera la vraie visite virtuelle. Vous vous assoyez à une vraie table qui ne sert à rien sinon à supporter une lampe de vraie bibliothèque.

De vrais gardiens sont là pour assurer votre sécurité, répondre à vos questions sur le fonctionnement du casque, si nécessaire. Cette présence est rassurante, car une fois plongé dans l’univers schizophrénique de la virtualité, qui sait ce qu’il peut arriver ? Pas grand-chose, en fait. On nous avertit quand même que des malaises sont possibles, des étourdissements, nausées, mais que cela n’est jamais arrivé. C’est donc moins risqué qu’à La Ronde. L’effet de surprise passé, c’est aussi beaucoup moins excitant, du moins en ce qui touche au livre, à l’imaginaire et à la pensée. Beaucoup moins intéressant, quoiqu’assez inquiétant. Pas sur le plan de l’expérience, sur celui des finalités de la virtualité.

Vous mettez le casque et ça démarre tout seul. La succession des séquences, le passage d’une bibliothèque à l’autre se contrôle par les yeux. C’est une technologie qui promet, on n’a encore rien vu.

Il s’agit donc du simulacre d’une visite en une heure de dix bibliothèques dont certaines ont été incendiées, celle d’Alexandrie à une époque très lointaine, et, plus près de nous, celle de Sarajevo. Parmi les désastres, il y a aussi la bibliothèque de Copenhague, sorte de tombeau refermé sur des livres qui, à force de ne pas être lus, sont devenus des livres morts, des death books, nous dit le narrateur de la visite, Manguel lui-même. Aujourd’hui, outre ces livres morts en souvenir d’une autre époque, la bibliothèque contient des documents numériques.

La visite virtuelle ne présente pas que des bibliothèques détruites. On peut se faire une idée de la bibliothèque Sainte-Geneviève, celle du capitaine Nemo inventé par Jules Vernes, du Parlement d’Ottawa, de Mexico, etc.

Il y a une tendance inquiétante, semble remarquer Manguel : la disparition des livres concrets, remplacés par des documents numériques. Il existe même aujourd’hui des bibliothèques constituées exclusivement de documents numériques, où les gens viennent brancher leur portable, se rencontrer, nouer des relations (virtuelles ?). On se prend alors à comparer la destruction des livres par le feu avec la destruction des livres par le numérique, le virtuel. Car de la bibliothèque virtuelle – de l’image de synthèse -, tout est effectivement absent, à commencer par le livre et la lecture. Entre la destruction par le feu et la destruction par le virtuel subsiste toutefois une différence de taille : le feu visait explicitement, sans mystère, sans faux semblant, la destruction du livre et, à travers elle, la destruction du savoir, de l’imaginaire, de la pensée, de la culture, d’une civilisation entière. Le virtuel vise peut-être la même chose, mais inconsciemment bien sûr, affirmant même le contraire.

L’expérience

D’abord une sensation de flou, car l’image, techniquement, est loin d’être au point, puis de hauteur, de vertige. Dans cet univers qui cherche à abolir le monde et la distance (illusion de proximité), on peut même avoir un sentiment de toute-puissance : être invisible à l’intérieur d’un espace-temps qui imite la vie, la présence d’autrui (on croit rencontrer des bibliothécaires, des gens qui font le ménage) n’est pas dénuer d’une étrange sensation de pouvoir. Imaginer cette même expérience quand la technique sera avancée donne encore plus le vertige. L’illusion pourrait être dangereusement convaincante.

Il ne faut surtout pas confondre cette expérience avec celle de l’imaginaire déclenché par la lecture, le jeu, la simple rêverie. Quand je lis, que j’écoute de la musique, que je regarde un film ou un tableau, que j’écoute une conversation, je reste en permanence en contact physique avec l’objet, voire avec l’entourage. C’est mon imaginaire qui fait tout le travail, mon esprit, mon corps, stimulé par la seule magie de l’écriture, des sons ou de l’image. C’est ainsi que je peux devenir le théâtre de mutations, d’altérations insoupçonnées. Dans ses travaux sur la disparition du réel, sur l’obsession de l’idéologie du progrès pour un monde sans ombres et transparent à lui-même, Jean Baudrillard notait la différence sensible qu’il existe entre ce qu’il appelait le « voyage de l’âme » et « l’ubiquité virtuelle » :

« La différence (radicale) entre l’ubiquité virtuelle et l’anamorphose des transmigrations successives, c’est que, dans l’espace du Virtuel, c’est nous qui changeons de lieu, qui passons techniquement d’un lieu à l’autre, tandis que, dans l’espace poétique, ou dans la grande mythologie, ce sont les lieux, ce sont les dieux qui se métamorphosent en nous – et nous sommes le théâtre de cette métamorphose, le lieu privilégié où les forces se croisent et où ils nous habitent tous, un par un, dans telle ou telle autre vie, à un moment ou à un autre 1 . »

Dans la virtualité, oubliez la matérialité de l’écriture, de l’image, des sons, éventuellement des odeurs, des contacts physiques, des saveurs. Oubliez la distance, ce que Hannah Arendt appelait l’ « entre-deux », qui est l’espace même occupé par la culture qui se joue, que ce soit sur la scène de l’art en général, des rituels quotidiens ou de la politique. La pornographie (la sexualité sans corps physique ou émotif) a un bel avenir devant elle, c’est certain. Mais la littérature, le cinéma, la peinture, les voyages, les sentiments comme l’hésitation, l’ambigüité, l’incertitude, bref, tout ce qui fait l’humanité ?

La disparition

Dans le documentaire de Serge Cardinal sur la bibliothèque, La bibliothèque entre deux feux, réalisé il y a 10 ans pour célébrer l’ouverture de la Grande bibliothèque, le philosophe allemand, Raymond Klibansky (1905–2005), utilisait une métaphore pour illustrer notre rapport aux grands auteurs du passé, ceux qui ont forgé notre culture, notre mémoire : « Nous sommes des nains sur des épaules de géants. » Le spectacle de la virtualité inverserait-il cette proposition ? Avec le virtuel, les nains que nous sommes au regard de l’histoire de la pensée ne risquent-ils pas de se prendre pour des géants tout puissants, intouchables, dans un univers que viole la technologie du virtuel, en faisant disparaître le corps, en tuant l’imaginaire et la pensée dans l’œuf ?

C’est une question que je pose, une inquiétude que j’ai. Je sais très bien que ce n’est pas l’intention de Robert Lepage et d’Alberto Manguel, qui affirmait dans sa conférence récente à la BAnQ : « Mort à nos ennemis ! En d’autres termes, morts aux ennemis de toutes les bibliothèques : à l’eau et au feu, au vol et au vandalisme, aux réductions budgétaires et à la navrante bêtise de la bureaucratie. Mort, comme aurait dit ma grand-mère, à eux tous ! »

Après avoir assisté à la visite virtuelle, j’ai voulu revoir le film de Serge Cardinal et je me suis rendu au quatrième étage de la BAnQ pour aller chercher le DVD, bien répertorié dans le catalogue électronique de la bibliothèque, Iris. Le film n’était pas sur les étagères. J’ai consulté les bibliothécaires : les deux copies sont restées introuvables. Heureusement, on peut voir le film de Cardinal sur le Web. Il s’agit probablement d’un malencontreux hasard, le document sera retrouvé bientôt, surtout, comme le faisait remarquer un des bibliothécaires, qu’il s’agit d’un document sur la Grande bibliothèque. Quelle ironie qu’il soit disparu !

Espérons que cette disparition d’un film bien réel de la bibliothèque réelle ne soit pas un mauvais présage. Surtout que la directrice de l’institution, Mme Christiane Barbe, a déclaré lors de sa nomination vouloir accélérer le passage de la Grande bibliothèque au numérique, afin de « faire éclater ses murs » (Le Devoir, 19 novembre, 2014).

La formule (« faire éclater les murs ») est à la mode et semble toujours vouloir signifier audace, ouverture, élargissement des horizons, accessibilité au plus grand nombre. Ou ne s’agit-il encore que d’une entourloupette des mots ? Le langage, dans sa polysémie, sa poésie aléatoire, comporte encore des significations révélatrices. Mais ne nous faisons pas d’illusions : cette technologie virtuelle appartient très exactement à la logique technicienne, à son idéologie, celle qui préside aux réductions budgétaires et à la navrante bêtise bureaucratique évoquée par Manguel. Il n’est pas du tout certain qu’un jour tout ce virtuel, et ce qui est ni plus ni moins son support naturel, la Toile, ne se referment pas sur nous. Nous serons alors pris au piège comme les pauvres mouches — le casque virtuel nous en donne déjà l’allure — que nous serons réellement devenues. Si ce n’est déjà le cas.

Notes

  1. Jean Baudrillard, Le pacte de lucidité ou l’intelligence du Mal, Paris, Galilée, 2004, p. 177-178.