Pour Angela Ricci Lucchi

Dans et à travers les images

Uomini, Anni, Vita (1990)

Jamais spectaculaire, jamais bruyant, dépourvu d’effet rhétorique, jamais banal. Mon souvenir d’Angela Ricci-Lucchi est une sorte de non-non-non manifeste personnel. Je soupçonne qu’elle aurait souri en voyant ces mots — qui s’appliquent aux films qu’elle a réalisés avec Yervant Gianikian — me servir pour la décrire. Peut-être un peu surprise ou flattée. Sûrement ses yeux se seraient mis à briller.

C’est peut-être cette image que je garde d’elle le plus jalousement : une paire d’yeux, curieux et vifs, me fixant. Pour moi, ils ont toujours signifié de l’intérêt, de l’engagement, de la vitalité. Je dois admettre que souvent en remarquant la rapidité avec laquelle ses yeux bougeaient je ne pouvais m’empêcher de penser que la lenteur de ses films s’étaient imposé à elle pour contrebalancer cet incessant mouvement.

Dans plusieurs films du couple on voit les mains des artistes feuilleter des livres (Essence, Notre voyage en Russie), montrer des lambeaux de pellicule et des photogrammes (Pays Barbare; Kokoschka, la fiancée du vent), mais j’ai le sentiment que si Yervant apportait la sensibilité tactile, Angela apportait la pensée visuelle, celle d’une visionnaire. Ses yeux étaient capable d’établir un vrai dialogue : dialogue analytique — comme l’était leur fameuse « caméra » — et en même temps caressant, c’est-à-dire capable non seulement de « pénétrer l’image » mais surtout d’interpeler la sensibilité et l’esprit du spectateur, afin de l’impliquer mais aussi de le mettre au défi.

Ce n’est pas un héritage facile à préserver, et en même temps il est si nécessaire qu’il soit transmis — tout autant que les œuvres qui le constituent, et l’objectif en vue duquel elles ont été créées. L’esprit d’Angela repose dans les œuvres qu’elle a partagées avec son compagnon de toute une vie, et il s’anime à chaque fois que sa voix off résonne, que son chant plane dans Pays Barbare, que ses peintures de contes de fée sont présentées, dans les rouleaux, ses carnets de notes dessinées, les journaux de voyage.

Ce qui m’a toujours frappé, c’est l’absence de gravité de son travail, malgré la brutalité des images qui apparaissent dans les films et les installations qu’elle a contribué à créer. Les horreurs de la guerre, les exactions coloniales inhumaines, les démonstrations de la grandeur fasciste, malgré tout cela, j’ai toujours trouvé que — que ce soit la trilogie de la guerre ou dans des films comme Frammenti elettrici ou Tourisme vandal — ses œuvres possédaient un sentiment de légèreté et d’humanité, tissé dans et à travers les images. Angela a élaboré une sorte de dentelle ou de broderie filmique et visuelle qui est peut-être la plus juste traduction de ses yeux scintillants.

Encore une fois, je pense à la tension entre le contenu, le traitement des images et ce regard, vivant, doux, curieux. Je soupçonne que tout ça a pu passer par cette idée que le cinéma est un puissant art du mouvement — qui saisit la réalité rapidement, au moment où elle survient, mais qu’il est aussi dans l’après-coup capable d’arrêter, de ralentir, d’étudier son temps, son espace, la multitude qui l’habite, pour faire apparaître tout ce qui fait que cette réalité est telle qu’elle est.

Plus que tout, toutefois, ses yeux avaient un talent particulier pour déceler l’espoir, et c’est, pour moi, le trait le plus important et singulier que l’on peut apprendre d’Angela Ricci Lucchi : il faut réellement être amoureux de la vie pour trouver quelque chose de précieux dans des images d’atrocités ; il faut croire aveuglement en l’humanité et à sa capacité de surmonter la brutalité à grands coups de beauté — qu’il s’agisse d’une vieille image montrant une foule où soudain un regard particulier croise le regard mécanique de la caméra, d’une petite boite à merveille contenant des larmes de benjoin, des œillets rouges secoués par le vent sur le dos d’une colline, un plan rapproché sur une boite contenant des boutons en nacre, une étiquette avec des décorations bleue de Chine et des lettres tapées à la machine.

Je ne pense pas être capable d’accepter qu’Angela Ricci Lucchi nous quitte : il y a tant de choses que j’aimerais lui demander, tant d’admiration que j’aimerais encore pouvoir ressentir, tant de choses que j’aimerais observer, comprendre, trouver. Sa disparition survient au moment où je suis en train d’écrire au sujet de ses aquarelles. Peut-être n’est-ce pas un hasard. Peut-être le fait d’être plongé dans l’observation de ses traits de pinceaux, à suivre son écriture manuscrite, ses récits visuels, sera une manière pour moi de découvrir une part importante de sa personne — guidée par le pouvoir de la simplicité, la poésie d’une âme sensible, l’essence de la délicatesse. Tout ceci jamais ne s’estompera.

Aquarelle d’Angela Ricci Lucchi


Traduit de l’anglais par André Habib