D’Alice, d’Yvette et d’Odette Robert
Alors que la dernière bobine de film tourne dans la caméra, sans affectation, entre nonchalance et pragmatisme, après avoir raconté l’histoire de sa vie, Odette Robert confie : « Ça m’est égal. Ça ne m’intéresse pas, tu sais, de vivre. Je le dis sincèrement. Qu’est-ce que c’est ma vie ? Je me couche, je ne peux pas dormir. Il me faut la croix et la bannière pour monter les escaliers. Qu’est-ce que j’ai comme distraction ? Je peux pas aller au cinéma ». Et pourtant, elle est là, vivante, redonnant naissance au cinéma de son petit-fils. C’est pour tout recommencer que Jean Eustache s’est assis à cette table, pendant deux heures, à écouter le récit de la vie de sa grand-mère maternelle, Odette Robert, accompagné d’une équipe de cinéma réduite.
Samuel Cogrenne et Rachel Samson s’entretiennent de Numéro zéro (1971) et d’Odette Robert (1980). L’un est cinéaste et grand amateur du cinéma de Jean Eustache, l’autre est cinéaste d’animation et a plus récemment découvert cette œuvre. Le projet en cours de Samuel Cogrenne, lequel porte sur ses deux grands-mères, agit comme contrepoint de discussion et comme source d’actualisation de Numéro zéro et d’Odette Robert. Sans le whisky.
En guise d'accompagnement de cet entretien et de ce dossier, Samuel Cogrenne a généreusement accepté de monter et de montrer des images d'Yvette et Robert témoignant de son projet, pour la plateforme Zoom Out.
Rachel Samson : D’emblée, on peut situer notre échange au moment où l’œuvre de Jean Eustache intégrale a fini d’être restaurée. Depuis quelques mois, elle a été remise en circulation. Les films reprennent l’affiche, jouent dans des festivals, sont diffusés en ligne (sur Criterion Channel, par exemple). C’est un changement de paradigme. Des milliers de cinéphiles de partout dans le monde ont accès aux œuvres, à de belles copies, à des copies nettes. La cinéphilie eustachienne se décloisonne, les films vont sortir des cercles plus confidentiels et de nouvelles sensibilités vont se greffer aux œuvres, de nouvelles pistes interprétatives vont émerger. Je me demande quel genre de vie Numéro zéro connaîtra dans les années à venir, au regard de la place qu’il revêt actuellement dans la filmographie d’Eustache. Il sera certainement très vu. Ça fait contraste.
Samuel Cogrenne : Pour Numéro zéro, son étrangeté vient, il me semble, d’abord du fait que ce film n’est jamais sorti du vivant d’Eustache (1938-1981), qu’il n’a pas eu d’existence publique. Pourtant, l’ensemble de son cinéma semble en découler, à la manière d’une matrice, de La Maman et la Putain (Eustache, 1973) aux Photos d’Alix (Eustache, 1980). Avant ce film, Eustache était passé d’un extrême à l’autre : de deux fictions plus conventionnelles, disons, à deux documentaires à teneur ethnographique. Numéro zéro marque un tournant, tout en occupant paradoxalement une place un peu fantôme dans sa filmographie, du fait qu’il ait été seulement projeté de manière plutôt confidentielle, auprès de huit proches. Ce n’est qu’en 1980, et dans une version éditée pour la télévision, raccourcie de plus de la moitié et renommée Odette Robert (1980), que le public découvrira le film pour la première fois. Par ses « lambeaux », comme dira Eustache 1 . Il accepte cette commande pour des raisons financières. Une nouvelle itération de Numéro zéro, jusqu’alors connu de quelques personnes seulement, connaît une diffusion neuf ans plus tard, dans la France entière. Il faudra attendre 2003 pour une première distribution de Numéro zéro, et on doit cette initiative à Pedro Costa. Ce dernier réalisait un film sur Jean-Marie Straub (Où gît votre sourire enfoui ?, 2001), qui était l’un des spectateurs de la projection de 1971 de Numéro zéro. Straub lui aurait dit : « C’est un film pour toi ! ». Pour Costa, la quête commence. Le producteur et critique Thierry Lounas l’aide à trouver une copie du film, Capprici, la société de production de Lounas, tire une copie gonflée en 35 mm du film 2 , et la restauration est confiée à la Cinémathèque portugaise. Le film connaît une exploitation en salle durant l’année 2003, notamment au Saint-André-des-Arts, à Paris. Ainsi, il aura fallu trente-deux ans pour que le film passe de fantôme à vivant, un bref instant, avant de redevenir fantôme à la suite d’un procès gagné par Boris Eustache, et un autre vingt ans pour une nouvelle exploitation en salle par Janus, en 2023.
R. S. : Avant d’entrer dans le récit d’Odette Robert, le film s’ouvre sur des plans en noir et blanc provenant d’une caméra portée qui attend et guette, depuis la rue, le pas des portes du 106, rue Nollet, là où vivait Eustache. De l’extérieur, c’est une bruine diffuse, la lunette arrière d’une voiture stationnée s’est embuée de gouttelettes, une femme élancée avec un bonnet de pluie transparent, passe. L’embrasure de l’une des portes, rue Nollet, donne sur la pénombre d’un portique, bientôt percée par le blanc d’une canne, il s’agit d’une canne blanche caractéristique des personnes malvoyantes. Appuyée, Odette Robert apparaît assistée d’un jeune Boris (l’un des deux fils d’Eustache), les deux se tiennent la main d’une solide poigne, et Boris, de son autre main transporte un sac et pointe le seuil de la porte, l’obstacle sur lequel ne pas trébucher. Un plan taille les révèle, et Boris se retourne et relève son regard, ce regard habitué, mais vif de la personne qui regarde pour deux la distance de trottoir à parcourir, les paupières légèrement éblouies de jour. Odette bouge les lèvres, elle commente, mais elle n’émet aucun son. Ce plan rapproché nous révèle alors tout le silence de la scène, celui qui régnait depuis le début. Le dialogue est tu. Si l’on rencontre alors Odette Robert comme locutrice — on la voit parler, on la voit dire des choses à Boris —, il ne nous est pas encore donné de l’entendre, d’entendre sa voix, sa parole.
La caméra suit la cadence, le balancement de la marche. On a l’impression d’être l’épaule qui les côtoie. Puis elle les cadre marchant jusqu’à la boucherie, une rôtissoire annonce les poulets à dix centimes, un étalage annonce la sauce Samo. Devant l’imposante file, Odette Robert donne de la monnaie à Boris, et il complète les emplettes pour elle, va chercher une baguette dans les environs, l’attend à sa sortie de la boucherie, et les deux s’échangent des sacs de bouteilles et de provisions avant d’entreprendre la marche du retour. On les voit alors partager une marche, partager une intimité d’entraide, de petits gestes pour rendre l’extérieur plus accessible. On a accès à leur façon de faire, à leur complicité dans le quotidien, à une complicité intergénérationnelle de laquelle Eustache ne fait pas partie. Il n’est pas dans le champ. Il ne semble pas dans les parages. On a accès à une quotidienneté, à de l’intime que côtoie Eustache. Que penses-tu de ces plans qui accompagnent Odette Robert et Boris, de cette mobilité de la caméra, de ce parti pris pour la mobilité dans ces instants desquels Eustache est exclu ?
S. C. : Ce sont des images 16 mm, muettes, tournées le lendemain de l’entretien qui compose le reste du film. Elles ont été filmées par Adolfo Arrieta avec une Bolex Paillard tandis que l’entretien à la table a été filmé par Philippe Théaudière, fidèle collaborateur d’Eustache. « Mr Théau », comme l’appelle Odette à la fin du film 3 . En s’ouvrant sur ces plans, le film me semble incarner quelque chose comme un passage du muet au parlant. Ce mouvement raisonne avec ce premier titre — Numéro zéro —, un retour aux sources. Tout ça paraît paradoxal, car il y a une forme de mouvement contraire : Eustache passe de la caméra portée au plan fixe. Dans ces mouvements, je trouve qu’Eustache dialogue avec la technique du cinématographe, en restant le plus simple possible. Nous sommes dans la continuité de ses deux films précédents, et pourtant nous sommes ailleurs. Pour dire les choses plus directement, Eustache entreprend un périple personnel vers l’ancien, que ce soit les histoires d’antan racontées par sa grand-mère ou l’approche cinématographique elle-même et son regard sur cet art, tout cela pour atteindre quelque chose de nouveau. C’est à mon sens le grand mouvement du film.
R. S. : En somme, Boris quitte son père et son arrière-grand-mère pour l’école, c’est l’après-midi, le 12 février 1971. Les deux enchaînent les cigarettes — cigares pour Eustache —, et partagent du whisky, parce que le café rend Odette malade. Dans un bol, de la glace fond, devient eau, marqueur du temps qui passe.
S. C. : Et elle commence très naturellement. Bonne conteuse, elle sait qu’elle doit commencer au commencement : où elle est née, « un vieux village comme il n’y en a plus », et les sept premières années de sa vie, les plus heureuses, lorsque sa mère était encore en vie, avant de mourir de la tuberculose. Elle raconte tout chronologiquement, toute sa vie, et par sa façon de raconter, c’est son caractère, son pragmatisme et son assurance qui s’offrent à nous.
R. S. : C’est aussi le récit des maladies dans la famille. Celles transmises, celles qui happent et plombent vers la mort. Les malheurs, ponctués bien sûr de petits répits de félicité. En mon sens, son discours s’apparente à une sorte de complainte soutenue dans le temps et sans pour autant sombrer dans le misérabilisme. Elle narre le fil de ses traumatismes. Je crois que c’est une chose à nommer, parce qu’aujourd’hui on appelle ça comme ça, des traumatismes, mais il me semble qu’à l’époque, ça ne se disait pas ainsi. À qui donne-t-on le droit de narrer ses traumatismes, dans le temps et aujourd’hui ? Quelle écoute, quelles relations, quelles transmissions permettent — voire nécessitent — la mise en récit, la mise en mots des traumatismes ? Comment est-ce qu’on se place pour accueillir, pour signifier : « je t’écoute et ce que tu dis est essentiel pour moi ». Elle narre les événements sans apitoiement et avec résilience, ce qui renforce d’une certaine façon la portée affective du film. On saisit lors de l’entretien, lors du recueillement des paroles d’Odette Robert, qu’il y a eu des conversations au préalable, dans leur quotidien précédant le tournage. Non seulement Odette Robert se raconte, mais elle se re-raconte, en fait. Eustache a déjà entendu une bonne part de ces récits, et il se les fait répéter. C’est pourquoi il « aiguille » Odette Robert.
Je me demandais si certaines des conversations que tu as eues avec tes grands-mères avaient été entamées au préalable, si cet aspect conversationnel dans le temps avait été similaire à Eustache dans le travail de ton film, au moment de prendre les photos, au moment de discuter et de faire les enregistrements sonores ? Je me demandais aussi si les envies, les réalisations à l’origine de ton projet sur Yvette et Alice avaient des similitudes avec ce qu’avait pu vivre Eustache au moment de décider de faire Numéro zéro, avec ce qui s’est passé pour Eustache ?
S. C. : Concernant Eustache, tout d’abord, deux choses se seraient passées. La première : alors qu’Eustache craignait de ne plus être capable de faire un film, Jean-Michel Barjol, co-réalisateur du documentaire Le Cochon (1970), lui aurait suggéré de filmer un ou une membre de sa famille. La seconde : un jour, alors qu’il revenait d’une errance dans Paris, sa grand-mère lui a longuement parlé, et il eut le sentiment qu’elle lui racontait des choses capitales. Il lui fallait enregistrer tout cela. Il trouve donc de l’argent et se procure deux caméras, et l’a fait répéter ces choses dont elle lui avait parlées ce soir-là : « [j]’aimerais que tu me parles comme tu m’as parlé l’autre jour », commence-t-il. Pour ma part, si je prends le cas de ma grand-mère maternelle, Yvette, dont je suis plus proche, la démarche diffère. Nos entretiens se sont faits et se font au cours de mes visites, parfois seul, parfois avec mes parents. Mon appareil photo est devenu une extension de ma personne, donc n’est jamais ressenti comme une intrusion ou un malaise pour elle. J’allume mon enregistreur, parfois, j’ai même été jusqu’à poser un micro à son col, mais cela semble toujours se passer informellement. Au fil du temps, elle s’est habituée à mon comportement, elle s’en amuse. Il arrive que je revienne sur un événement qu’elle aurait mentionné une fois précédente, je demande des détails, je tente d’approfondir. Il y a aussi nos conversations de tous les jours que je veux capturer, quand elle me parle d’une chose qu’elle a lu dans le journal, de ses mots croisés, de son quotidien, etc. Dans ce dispositif, la visite vient avant le tournage, ou le tournage fait partie de la visite, à l’inverse de Numéro zéro, où le tournage vient avant, où il est la condition du monologue. Je me sens plus libre dans mon approche, mais elle n’est pas dénuée de contraintes pour autant. Après, c’est un enfer à dérusher. Je m’en mets plus sur les bras. Pour faire un parallèle avec Numéro zéro, je trouve intéressant que, comme Odette Robert vivait chez Eustache, il ait pu aussi étaler leurs entretiens. Tant qu’à moi, un océan me sépare de ma grand-mère, sa santé se dégrade. Je ne l’ai pas vue depuis un an et demi à l’heure où l’on se parle. Dans un contexte où ma grand-mère paternelle est décédée il y a quelques mois, je n’ai jamais autant ressenti la fragilité du temps.
Tout revient toujours au temps. Dans Numéro zéro, il y a Boris, le fils d’Eustache qui, à sa façon, présent en prémisse, représente la continuité du temps, la génération suivante. Odette Robert remonte jusqu’à sa grand-mère — celle-ci lui racontait des histoires d’autrefois… Nous sommes en plein processus de transmission. Même si le film dure deux heures, sans coupe, ce sont là des décennies d’histoire auxquelles l’échange nous donne accès. Le rapport aux choses, aux gens, aux maladies, à la guerre, à l’école…
De mémoire et d’écoute
R. S. : Le temps se délie. Avec la voix d’Odette Robert, Eustache remonte le temps pour mieux le traverser. Ça fait un document qui a autant de valeur d’archives qu’un film historique, donc un film d’archives familiales, aussi parce que le récit parcourt plusieurs générations par la tradition, la transmission orale. C’est Jean-Marie Straub, qui qualifia Numéro zéro « [d’]un des plus grands films sur l’histoire de France, aussi grand que La Marseillaise de Renoir. Peut-être le seul film que l’on puisse qualifier de morceau important de sociologie, sans saccager les mots film et sociologie 4 ». Numéro zéro est aussi un film de relance. Une table rase. Eustache ne sait pas comment classer ce film au moment où il le fait. Il y a l’impulsion, mais c’est inclassable pour lui à ce moment-là.
S. C. : Parce qu’il est, je crois, dans une double position qu’il trouvait lui-même incompatible : il est un cinéaste professionnel, en ce sens que c’est sa profession, son travail, un cinéaste qui a des films à son actif et qui se trouve à réaliser ce qui s’apparente à un film de famille, ce qui sonne amateur sur le papier. Pourtant, c’est ce qui fait la richesse du film, qui trouve sa cohérence dans son titre, comme dans l’opposition entre la scène d’ouverture et l’entretien d’Odette. C’est un film personnel et paradoxal : personnel pour le sujet et l’intention créative derrière le film, et paradoxal pour la place qu’il occupe dans la filmographie (renouer avec faire un film) tout en restant fantomatique, comme nous l’évoquions. Eustache avait, il me semble, besoin de se recentrer cinématographiquement et de retrouver sa voie de cinéaste. Mais quand on lit ses paroles, ça ne semblait pas réfléchi. Eustache a dit : « je n’avais aucune intention, en faisant ce film, j’étais simplement rongé par un mal, et le film répondait à ce mal ». En revoyant Les Photos d’Alix, des mots d’Alix Cléo Roubaud me sont restés : « Il s’agit de la mort et toute la photographie lutte contre la mort, contre le passage du temps, contre les ruptures, contre les choses qu’on ne verra plus ». « Toutes les photographies sont sentimentales 5 ». Eustache luttait contre un mal, et peut-être que son amie Alix a mis des mots sur ce mal.
R. S. : Aussi, pour rebondir sur cette sentimentalité qu’Alix et toi évoquez, il me semble que ça infuse le rapport d’Eustache à son aïeule. Son rapport à sa grand-mère peut être envisagé en tant que modèle d’amour en soi. On pourrait même mettre en parallèle l’amour que porte Eustache pour sa grand-mère et celui du narrateur d’À la Recherche du temps perdu pour sa grand-mère. Il y a quelque chose là.
S. C. : Effectivement. D’autant plus qu’on sait que Proust revêt une grande importance pour le cinéaste, c’est par exemple le seul livre que l’on voit Alexandre lire dans La Maman et la Putain. Dans La Recherche, l’amour que porte le narrateur à sa grand-mère est, à mes yeux, l’amour le plus pur et sincère du roman, c’est celui qui offre probablement le moment le plus touchant, si ce n’est bouleversant de l’œuvre. On sait que la mort d’Odette, survenue en 1974 lors du tournage de Mes petites amoureuses a été bouleversante pour le cinéaste. Il était profondément attaché à elle. Numéro zéro peut être en cela perçu comme une œuvre proustienne : la recherche d’un temps, celui d’autrefois, et au-delà d’une simple volonté d’archive, de se donner les moyens d’aller de l’avant pour la suite, et aussi par amour pour une grand-mère.
R. S. : Et autre parallèle proustien, au cours de l’entretien, il y a ce qu’Odette Robert raconte, mais aussi comment elle le raconte : les mots, les expressions… qui sont aussi enregistrées, consignées pour la suite.
S. C. : Je songe à ce passage de Rayuela (Julio Cortázar, 1963) :
Je pense aux gestes oubliés, aux multiples gestes et propos de nos ancêtres, tombés peu à peu en désuétude, dans l’oubli, tombés un à un de l’arbre du temps. […] Comme les mots disparus de notre enfance, entendus pour la dernière fois dans la bouche des vieux parents qui nous quittaient l’un après l’autre. Chez moi personne ne dit plus « la commode en camphrier », personne ne parle plus des « trépieds ». Comme les airs de l’époque, les valses des années vingt, les polkas qui attendrissaient nos grands-parents.
Dans les mots d’Odette Robert, comme dans ceux de tous les grands-parents, il y a ces « mots disparus ». Elle dit : « malheureux comme les pierres », « mauvaise comme la teigne », « les commissions », « la goule », « poitrinaires » pour les tuberculeux, « à pied d’espadrille ». Elle parle de telle ou telle personne comme « le pauvre » ou « la pauvre » (ici, surtout son père et sa mère)… Aujourd’hui encore plus, ces mots semblent ressurgir du passé. Alexandre, dans La Maman et la Putain, déclare : « Il y a longtemps qu’on ne m’avait pas posé de lapin. C’est un mot que j’avais presque oublié. Vous l’avez fait ressurgir du passé, comme d’autres mots que l’on n’entend plus. Par exemple, on n’entend plus jamais le mot "limonade". Personne ne dit : "J’ai bu une excellente limonade à midi" ».
C’est la beauté du film, c’est la résurgence constante. Les histoires disparaissent, mais les façons de les dire également. Les deux doivent être préservées.
R. S. : On peut faire une parenthèse sur le fait qu’Eustache, dans sa jeunesse, vivait chez sa grand-mère — c’est elle qui l’a recueilli et élevé, puis dans les dernières années de la vie de celle-ci, il l’a invitée à vivre avec lui et sa famille à Paris, rue Nollet. C’est pour cela qu’on se retrouve dans l’appartement d’Eustache où les deux protagonistes sont attablés. C’est leur milieu de vie. Eustache est en amorce, de dos.
S. C. : Le tournage a eu lieu dans l’appartement d’Eustache, où il vécut du début des années soixante jusqu’au cinq novembre 1981. Dans cet appartement, Eustache se retourne pour les claps. Il tente d’aiguiller Odette dans ce qu’elle raconte. Ce n’est que lorsqu’il reçoit un appel téléphonique, que les deux sont interrompus, qu’on l’entend davantage, qu’il devient présent, sinon il reste très discret. Et quand sa grand-mère fait de lui un personnage de son récit, lui, le petit-fils qui prend soin de sa grand-mère, il saisit le clap au mauvais moment, par timidité, par pudeur, ou peut-être simplement pour faire diversion 6 . Sinon, il écoute, et ça deviendra une part importante de son cinéma : l’écoute. Je disais plus tôt que Numéro zéro était une œuvre matricielle. Avant celle-ci, Eustache explorait deux approches, fiction et documentaire, je n’irais pas jusqu’à dire qu’il se cherchait, mais apparaît ici une forme d’éveil, et aucun des films suivants, à l’exception du cas particulier de la seconde Rosière, ne ressemblera à ce qui précède. Il y a la parole, proche du monologue dans Une sale histoire (1977), Le Jardin des délices de Jérôme Bosch (1981) et Les Photos d’Alix (1980), et même dans plusieurs scènes de La Maman et la Putain (1973), mais elle se fait toujours dans un cadre d’une écoute attentive, particulièrement dans les deux premiers avec des plans sur les autres personnages, souvent fascinés, et parfois ponctuant, voire aiguillant le monologue de remarques ou de questions. Dans Les Photos d’Alix, Boris Eustache joue ce rôle d’écoute et de questionnement. Numéro zéro amorce quelque chose, où la parole monologuée est centrale et se fait dans un cadre d’écoute prononcé. Bien sûr, on pourrait penser que Mes petites amoureuses (1974), film bressonien s’il en est, est une exception, or il s’inscrit dans un parcours autobiographique, dans la continuité de Numéro zéro et La Maman et la Putain. D’ailleurs, j’aime que le film d’Eustache s’appelle Numéro zéro, car il marque une frontière qu’on peut qualifier de fondatrice. Il y a eu un avant et un après Numéro zéro, quand bien même seulement huit personnes l’ont vu à l’époque.
R. S. : Cette question de l’écoute… D’emblée, il y a deux déclinaisons que je distingue dans l’écoute chez Eustache, dans Numéro zéro. Il y a d’abord l’écoute réflexive de celle ou celui qui parle. Odette Robert parle, or elle s’écoute raconter à mesure qu’elle parle, elle se livre, elle se re-raconte aussi pour elle-même comme on disait plus tôt, elle se console, se désole pour plusieurs. En ce sens, Eustache agit comme un témoin d’une écoute réflexive. Il joue le rôle de l’audience qui écoute une personne se raconter par et pour elle-même, et qui s’est ainsi racontée dans le temps qui a passé. D’autre part, il y a le don. Odette Robert sait qu’elle donne et performe son témoignage. Elle raconte pour l’oreille de son petit-fils, pour ses intérêts particuliers, ce qui l’a intéressé du récit de sa vie. Elle lui livre un récit, elle le lui donne. Ça engage à de l’humilité, à une écoute active de celui qui reçoit. Celui qui a demandé et qui reçoit le cadeau d’une parole confiée. Dans le fait qu’Eustache, dans Numéro zéro, opte pour un montage en continu, le plus près possible du temps réel, de ce temps que les deux ont partagé ensemble, ça m’évoque une transparence. C’est une sorte de fidélité à Odette Robert, au temps tel que les deux l’ont vécu. Un choix de ne pas dénaturer, que le moment, même transposé à l’écran, continue de leur appartenir aux deux, que l’histoire d’Odette continue d’être la sienne, dans le contexte et le temps dans lequel il a été énoncé. Je me demandais si tu reconnaissais peut-être quelque chose de ta démarche dans ces écoutes, si des précisions, des impressions te viennent.
S. C. : C’est exactement ainsi que je le reçois : humblement et comme un cadeau. Et même si Eustache n’a pas sorti le film, le cadeau s’étend aujourd’hui à celles et ceux qui le verront. Cette écoute m’inspire énormément. L’écoute est à mon sens l’une des choses les plus importantes, dans la vie comme dans la création. Écouter enrichit. Tout découle de cela. Et écouter une personne raconter une histoire est une chose très belle : il y a la voix de la personne, son rythme, les mots qu’elle utilise, ses mimiques, ses gestes, et comment on voit la mémoire en action. C’est très cinématographique. Prenez une caméra, filmez une personne qui raconte un souvenir, et c’est une part importante de sa personnalité qui se révèle. C’est ce que je souhaite capturer à ma façon, et Eustache a été l’un des cinéastes à me montrer le pouvoir de l’écoute, et aussi celui de la parole dans un cadre minimaliste.
R. S. : Ton film n’est pas terminé, Samuel. Je me demandais quelle sensation gardes-tu des séances de tournage, des visites que tu as faites à tes grands-mères. Qu’est-ce qui a émergé jusqu’ici pour toi dans les premières séances de montage, dans le dérushage, le contact avec le matériel, les premières versions, et qui s’est immiscé entre le tournage et le montage ? Je me demandais si certaines bobines dorment encore, si tu avais fini de développer tout le matériel accumulé.
S. C. : Concernant les séances de tournage, au début, il était difficile d’être à la fois présent en tant que petit-fils et en tant qu’artiste, puis j’ai trouvé mon équilibre. Les premiers montages que j’avais effectués étaient pour les montrer à mes grands-mères, leur montrer ce que je faisais concrètement, cependant, je ne peux même pas dire que le film est commencé. Peut-être dans ma tête, oui, mais concrètement, j’ai encore beaucoup d’exploration à effectuer, et cela vient aussi du fait que j’ai du matériel non développé et non dérushé. Ce que l’on voit ici date de 2021, et j’ai davantage tourné en 2022 sans avoir à l’esprit un film à faire. En novembre 2023, ma grand-mère paternelle, Alice, est décédée. Dans mon deuil, j’ai réalisé que sommeillaient dans mon réfrigérateur, parmi toutes les bobines de Super 8 jamais développées, les dernières images filmées d’elle dans sa maison, avant qu’elle ne soit admise dans un EHPAD (l’équivalent d’un CHSLD). Ça a été un déclic. Dans mon esprit, elle vit encore sur la pellicule. Dans le magnifique While the Green Grass Grows (2023) de Peter Mettler, le cinéaste évoque un entretien avec le 14e Dalaï-Lama, où ce dernier faisait une analogie avec la pellicule pour aborder la réincarnation, parlant de migration vers la matière celluloïd. Le fait que le Super 8 devienne un prolongement de la mémoire et de la vie de la personne filmée est un des concepts que j’aimerais explorer. J’espère pouvoir encore filmer et photographier Yvette.
De Numéro zéro à Odette Robert
R. S. : On peut peut-être revenir sur ce qui, de Numéro zéro, ne fait pas partie d’Odette Robert.
S. C. : Acceptant l’offre de la télévision pour des raisons surtout pécuniaires, Eustache monte une version courte. On passe de 110 minutes à 54, soit 56 minutes de coupées. Le titre change. On peut par ailleurs imaginer que ça n’a pas dû être une expérience personnelle aisée que de replonger dans les images d’un être aimé, disparu. Le rapport au film ne doit plus être le même, surtout si on le plie en contorsions pour le format télévisuel. Et cette version amputée rejoint le programme télévisé Grands-mères (1980) produit par l’INA, dont est également issu le très beau Dis-moi de Chantal Akerman (1980).
D’abord, Odette Robert s’ouvre sur le bulletin de naissance d’Odette, suivi de trois vieilles photos, et c’est sur ces trois photos que le générique de fin défilera. C’est un ajout qui semble surtout servir de support aux crédits. On ne retrouve pas ça dans Numéro zéro.
En revenant sur le tournage de Numéro zéro, on peut se rappeler qu’Eustache était entouré de Philippe Théaudière à l’image et de Jean-Pierre Ruh au son. Il y avait deux caméras et deux micros. On est en lumière naturelle, donc sans éclairage ni projecteur pour ne pas aveugler Odette Robert. Les deux caméras étaient placées à la même hauteur. L’une filmait en plan large pour avoir Eustache et sa grand-mère, tandis que l’autre cadrait de manière plus rapprochée, en privilégiant le gros plan sur Odette. Les caméras tournaient en même temps, avec un certain décalage pour permettre de changer de bobine sans rien rater de la parole d’Odette, ce qui était l’impératif du cinéaste. Ça permet de créer un montage en continu, au rythme de ce qu’elle raconte, et au plus proche du réel. Concernant les deux micros, l’un était placé au ras de la table, vers Odette Robert et l’autre, vers Jean. Deux micros M 88 Beyer, cardioïdes, ce qui permettait à Eustache et Odette Robert de bouger sans risque de détimbrage.
Confronté au (re)montage, Eustache a fait des choix évidents : il a conservé la séquence muette filmée par Adolfo Arrieta. Il a coupé la plupart de ses interventions, aussi minimes soient-elles : il a coupé en toute cohérence l’appel téléphonique de la télévision hollandaise qu’il reçoit, qui est un magnifique moment de Numéro zéro, parce qu’il appuie le tournage en temps réel, mais aussi, particulièrement après qu’il ait raccroché, quand il dit : « J’étais convaincu qu’il y aurait une bonne surprise cet après-midi ». Et Odette réagit, amusée de cette providence. Il y a là un véritable échange entre les deux, dans le moment présent. Leur relation apparaît, c’est très beau. Elle affleure dans les moments de complicité, aussi simples que celui où Odette demande à son petit-fils de lui allumer une cigarette.
R. S. : Oui. Leur complicité a quelque chose d’un « savoir-vivre », d’un « savoir-être » ensemble. Ce n’est pas un effet chorégraphié, l’une et l’autre se connaissent bien et anticipent les gestes de l’autre. D’une part, Eustache a vécu chez Odette Robert durant son enfance, mais je crois que la complicité manifeste à laquelle on assiste s’est peut-être développée dans une période plus récente. À ce moment-là, il faut dire, les deux sont colocataires et partagent les mêmes pièces, rue Nollet, alors ils se connaissent dans la cohabitation. Et cela ne ment pas dans la façon de partager le cadre, l’espace filmique.
Dans le travail en cours que j’ai eu la chance de découvrir, Samuel, j’ai l’impression qu’il y a aussi une complicité avec tes grands-mères, avec Yvette en particulier. On est davantage dans la convivialité de la visite familiale, une complicité peut-être discrète des proches qui ont la chance de se retrouver, d’échanger. De prendre des nouvelles, et de faire le pont avec le passé. Trouves-tu ?
S. C. : Totalement. De ma fascination du quotidien découle l’essence de ma démarche. Je souhaite que l’on ressente cette complicité banale, parce que familière de pratiquement tout le monde, comme je souhaite faire ressentir le cadre ordinaire où les paroles ont été enregistrées. Dans Numéro zéro, il y a bien sûr la scène d’ouverture qui représente merveilleusement bien le quotidien. Au sein du film, Eustache nous fait découvrir la personnalité de sa grand-mère à travers sa parole de conteuse, mais l’autre partie de sa personne s’offre lors de leurs interactions, parce qu’elle n’est plus occupée à raconter une histoire, elle est tout simplement là, s’offrant à nous dans le moment présent, et c’est en cela que le film est beau, plus fort que sa version tronquée Odette Robert. Je pense particulièrement à la fin du film, moment présent dans les deux versions, quand Odette lui dit qu’il la couchera si elle est saoule à cause du whisky, ou qu’elle évoque Boris et le fait que l’enfant aime dormir dans le lit de son père : « il aime ça, coucher dans ton lit », amusée, mais tout en chuchotant, car c’est le moment où les deux sont censés rester silencieux… Ce sont ses dernières paroles prononcées dans le film. Et d’une certaine manière, je m’amuse à penser que ça boucle parfaitement le film : Odette et Boris, ensemble, comme au début. Si ça n’avait pas été la fin de la dernière bobine, je me demande si Eustache aurait gardé ce passage dans la version montée.
Pour revenir au montage, il y a des choix compréhensibles, comme couper certains personnages, mais il y a aussi des choix plus décisifs, comme celui de couper des éléments plus perturbants, d’abus sexuels.
R. S. : Oui, comme l’agression sexuelle du mari d’Odette Robert sur une jeune de douze-treize ans. Le parler d’Odette Robert use de litote : il « a fait ce qu’il fallait pas faire ». Le mari finit par être dénoncé par le père de la jeune fille, il est poursuivi en justice. Il y a enquête. Le mari passe une nuit en prison, et ensuite, il est libéré, puis acquitté par la Cour. Il se vante et se pavane fièrement de son acquittement, qui est dû en partie au fait qu’il avait une famille avec Odette Robert et un emploi. Il a fait son show. C’est déplorable.
Et dans la continuité, Eustache évacue du montage d’Odette Robert le fait que le mari d’Odette contracte la syphilis lors de l’une de ses nombreuses infidélités, et qu’à ce moment-là, elle se fait recommander par son père, puis par d’autres personnes, de ne plus coucher avec lui.
Dans les décisions de montage d’Eustache, on peut déceler une envie de préserver la dignité de sa grand-mère, des éléments peut-être plus obscènes, voire violents qui auraient moins convenu au film de commande pour la télé nationale. Des choses à ne pas étendre au grand jour. Il y a aussi à prendre en compte le fait que sa grand-mère soit décédée au début du tournage de Mes petites amoureuses, en 1974, soit trois ans après le tournage de Numéro zéro. Elle était donc décédée au moment du montage pour Grand-mères.
S. C. : Ce choix de couper, on peut en effet se demander si c’était pour ménager les téléspectatrices et les téléspectateurs, par pudeur, et à quel point l’intimité de la famille peut être révélée comme ça. Quelle était la permissivité au niveau du contenu à la télé versus dans les salles ? On pourrait penser qu’Odette Robert ne comporte moins, voire aucun intérêt, du fait qu’il s’oppose au principe primordial du cinéaste dans ce projet qui était l’absence de montage — comme ce retour aux sources, aux frères Lumière qu’il affectionnait tant. Pourtant, cette version éclaire le cinéaste : il doit inventer le montage, et quels choix fait-il ? Quoi garder, quoi couper ? Certaines décisions sont cohérentes d’un point de vue narratif, d’autres peuvent interpeller. Quand un cinéaste est confronté à devoir couper, il se révèle.
Odette Robert, c’est surtout l’exercice de montage d’un film qui a été tourné à la base, en continu ; la fragmentation d’une œuvre qui repose sur un principe, en supprimant ce principe. Reste qu’il garde des choses assez significatives. La belle-mère marâtre, les infidélités du mari, l’épisode où Odette Robert prend ses ciseaux et va couper les cheveux de la maîtresse de son mari, le tout accompagné de sa fillette (la mère de Jean Eustache).
R. S. : Oui, elle va agresser cette femme pour lui asséner une sorte de revanche. Pour agir sur son statut de femme cocue, en y entraînant sa fille. Tout se déroule sous le regard de son enfant. Le soin et le rapport aux enfants me semblent particuliers, rocambolesques et crus.
En lien avec les enfants, Odette a agi à titre de famille d’accueil pour le gouvernement français pendant et autour de la Seconde Guerre mondiale. Elle accueillait les enfants des soldats allemands. C’étaient des enfants que les femmes françaises avaient eus dans les circonstances et le désœuvrement de l’occupation, sans jamais les vouloir. Ces femmes-là avaient souvent essayé de se faire avorter. Elles avaient essayé de ne pas avoir ces enfants-là.
S. C. : Oui, et au moment du montage et de la diffusion d’Odette Robert, Eustache conserve cet élément qui faisait partie de Numéro zéro. Un élément historique qui a été moins rapporté. Avec Odette, on accède au point de vue d’une personne avec des enjeux complètement différents. Non pas les enjeux du front, mais plutôt ceux des femmes, des gens restés derrière.
Par exemple, le fait qu’Eustache ait décidé de garder l’histoire de l’enfant qu’une femme a eu avec un Allemand, qu’elle a essayé d’avorter, et qui finit par mourir et que cette mort est vue par Odette, à l’époque, comme une bénédiction, parce que ça « évite les problèmes ». Il y a une cruauté totalement normalisée. Et dans n’importe quel autre contexte, on pourrait dire « Mon Dieu, un enfant est mort, c’est horrible ». Or là, dans le contexte de la guerre et du retour imminent du mari français, c’est vécu comme un soulagement, car le ménage est sauvé. C’est comme si l’enfant n’avait pas existé.
Eustache semble trouver important de conserver cette histoire dans Odette Robert, parce que la mortalité des enfants était quelque chose d’important à garder, renforçant le contraste historique.
De la fragilité des choses
R. S. : J’aimerais en savoir davantage sur ton projet de photographie, d’essai vidéo et sur le temps que tu as passé en compagnie de tes grands-mères, toujours en relation avec Eustache.
S. C. : C’est l’automne, en 2021 puis en 2022. Je rends visite à ma grand-mère paternelle, Alice, puis à ma grand-mère maternelle, Yvette. Je m’assois dans leurs cuisines, je les questionne sur leur passé, sur ces choses qui sont amenées à disparaître si on ne les enregistre pas. Comme Eustache, je suis animé par le fait de garder ces choses. J’ai mon appareil photo, ma caméra Super 8, mon petit Zoom H1n. Je ne sais pas si je fais un film. Je n’y pense pas. Je sais juste que je dois enregistrer, pour la suite. Alice, les fois où je lui ai rendu visite, avec mon père, nous la trouvions assise à la table de sa cuisine, à lire le journal Ouest-France. Elle le lisait en commençant par la fin. Alice a peu de conversation, en fait, elle n’en a pas. Elle ponctue nos phrases, à mon père et moi, par des « ah bah dame oui », « bon d’là », « ah ben non », « voilà », ou encore « puis c’est tout ». Comme si tout était une évidence. Roule ses « R ». Utilise parfois l’auxiliaire avoir au lieu de l’auxiliaire être. Parle du labour. Des mots disparus, ou presque, bientôt enterrés par le temps. L’écouter, c’est franchir un seuil menant à une autre époque. L’écouter, c’est rallonger quelque chose. Le temps est moins une question de succession qu’une question de prolongement. Elle dit : « Je ne fais rien du tout. Je lis, c’est déjà pas mal ». Yvette non plus ne fait pas grand-chose. Elle lit le journal avec sa loupe, fait des mots fléchés ou croisés. Elle se plaint beaucoup. Sa santé est son sujet principal. Elle est malade. Moi, je la fais parler du passé, de son mari, mon grand-père, décédé quand j’étais jeune, laissant toutes les questions que j’aurais aimé lui poser, avant de savoir que je voulais les lui poser, sans réponse.
Ces choses qu’elles peuvent raconter sont cruciales à mes yeux, et si ces choses se perdent, elles sont extrêmement difficiles à récupérer. Les photos, les lettres ne sont pas sur des disques durs ou des Clouds. À partir du moment où l’on prend conscience qu’avec une personne chère disparaissent des souvenirs, on a le désir d’en retenir le plus possible, on lutte un peu contre la fragilité des choses. Je n’ai rien retenu de mon grand-père, et ma grand-mère paternelle est décédée en novembre dernier, il était déjà trop tard.
R. S. : Il y a une volonté d’archivage de ta part. Mais ce n’est pas le seul moteur de ton projet.
S. C. : J’habite dans un autre pays, je les vois peu, elles sont malades. Ma grand-mère paternelle est décédée en novembre dernier, ma grand-mère maternelle vient d’avoir quatre-vingt-treize ans… Je sentais que je devais me pencher sur ce qu’elles avaient vécu, pour ne pas regretter plus tard. J’ai perdu mon grand-père, jeune, sans avoir pu lui poser des questions auxquelles je sais qu’il n’aurait jamais répondu. Mais j’aurais aimé essayer. Ça a été l’un des moteurs. Lors du processus, je réalisais une chose qui peut aussi s’appliquer à Eustache, il me semble : c’est une part de nous qu’on enregistre. Quand bien même nous n’existions pas, nous sommes la continuité de ces existences qui nous précèdent. Il est important de reconnaître la place du passé, voire son rôle. Il s’agit de savoir d’où l’on vient, et simultanément, l’acte de créer est toujours un acte vers l’avenir. Peu importe le geste créatif. J’espérais, j’espère faire un film qui soit autant tourné vers hier que demain, surtout demain. La nouveauté peut se trouver dans les lieux les plus anciens.
R. S. : À propos du film d’Eustache. Au niveau du dispositif, ils étaient trois, en comptant Eustache. Quand il intervient, sa voix semble émise d’un peu plus loin, voire étouffée et moins audible. Nous avons deux caméras filmant en même temps. Au moment où tu enregistres, est-ce qu’il y a une autre personne qui t’aide, qui t’assiste ? Je me demande à quoi ressemble ton propre dispositif.
S. C. : C’était deux dispositifs vraiment différents, ayant un rapport différent avec chacune. Je suis proche de ma grand-mère maternelle Yvette, je suis plus à l’aise, j’étais seul avec mon matériel. Pendant notre enfance, elle a aidé ma mère à s’occuper de mon frère et moi lorsque mon père travaillait en Afrique. Avec ma grand-mère paternelle, Alice, à la suite d’un conflit familial, je ne l’ai pas vue pendant des années, pratiquement toute ma vie adulte, au point où j’en avais presque oublié son visage et sa voix. Lorsque je l’ai retrouvée, j’étais gêné, ne serait-ce que de la prendre en photo. Mon père a été d’une aide précieuse, jouant le médiateur, expliquant ce que je faisais, et elle a accepté. Donc avec Alice, il y a eu une étape d’approche que je n’ai pas eue avec Yvette. Ce que je tenais à enregistrer avec Alice, c’est aussi sa façon de parler, très paysanne, comme d’un Ancien Monde auquel j’avais soudainement accès.
Avec Yvette, j’avais davantage accès à la grande histoire : les guerres, la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’indépendance d’Indochine, la guerre d’Algérie… des choses qui résonnent encore tristement aujourd’hui. Et je cherchais aussi l’ordinaire dans tout cela, dans sa vie. Sur les deux années où j’ai enregistré, je posais parfois les mêmes questions, parce que je pensais que je pouvais davantage creuser ou que le premier enregistrement n’avait pas été satisfaisant, alors je demandais de répéter telle histoire. Au début, elle me demandait pourquoi je demandais ceci ou cela. Et après, au fur et à mesure, elle voyait, elle ne comprenait peut-être pas, mais elle concevait ma démarche.
On dit souvent qu’Eustache était très proustien, mais je trouve qu’il y a aussi quelque chose de très perécien dans ses films, dans sa démarche, en ce qui a trait au temps et à l’autobiographie tout au long de son œuvre, et de voir de grandes choses dans les petites. Ses deux Rosières de Pessac, Mes petites amoureuses, et sa dimension fragmentaire le confirment à mes yeux.
Aujourd’hui, nous pouvons découvrir l’intégralité de son œuvre, puis ce film qui jouait à cache-cache avec le public. Numéro zéro n’est peut-être pas le film le plus attractif du cinéaste, pourtant, c’est un film fondateur qui n’a pas eu besoin d’être exploité du vivant d’Eustache pour relancer son cinéma. Cette intimité, c’est aussi sa force. Nous parlions d’écoute, de parole, de l’autobiographie, mais l’autre chose qui caractérise le cinéma d’Eustache, c’est l’intimité, et elle est double ici : intimité dans le film, et du film lui-même. Oui, un·e artiste peut vivre une création fondamentale dans l’intimité.
Notes
- « À défaut de justifier l’existence d’Odette Robert, je peux parler des raisons qui m’ont poussé à faire Numéro zéro, dont Odette Robert n’est que les lambeaux », dans Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Auteurs », 1986. ↩
- Clarisse Fabre, « "Numéro zéro", un film aux arômes de whisky », Le Monde, 17 novembre 2011, lemonde.fr/cinema/article/2011/11/17/numero-zero-un-film-aux-aromes-de-whisky_1605397_3476.html ↩
- « Je me suis bien tenue, monsieur Théau ? », s'enquiert Odette Robert en concluant Numéro zéro. ↩
- « One of the greatest films about the history of France, as great as Renoir’s La Marseillaise. Perhaps the only film ever that you can call an important piece of sociology, without trashing the words film and sociology », propos de Jean-Marie Straub rapportés par The Cinematheque à Vancouver, trad. de l'auteur, /thecinematheque.ca/films/2023/numero-zero. ↩
- Propos tirés du film Les Photos d'Alix (1980). ↩
- « Puis un jour, mon petit-fils Eustache a décidé que j'avais assez travaillé. J'avais soixante ans », énonce Odette Robert. Après avoir lâché un "Oh" à son évocation, Eustache saisit le clap, troublé, et dit : « On peut y aller ? », à quoi Théaudière répond : « Mais non, qu'est-ce que tu fous, là ? Je t'ai rien demandé ! », dans Numéro zéro. ↩