Féminismes à rebours : une conversation sur la part documentaire du corpus Dansereau avec Naomie Décarie-Daigneault & Fanie Pelletier
Afin d’étayer le dialogue entre les générations féministes, nous avons invité la cinéaste Fanie Pelletier et la cinéaste et programmatrice, Naomie-Décarie-Daigneault à venir discuter de la part documentaire du cinéma de Mireille Dansereau. Il faut noter que la conversation ne comprend pas l’ensemble des films documentaires de Mireille Dansereau. Nous avons plutôt pris le parti de soumettre un nombre limité de films à l’attention des cinéastes afin de pouvoir poser la discussion sur une base concrète et ainsi approfondir la réflexion.
Maude Trottier et Rachel Samson
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Maude Trottier : Mireille Dansereau a commencé sa carrière sur des chapeaux de roue, au sens où son premier long métrage a connu un succès immédiat. Elle a ensuite réalisé J’me marie, j’me marie pas, un documentaire sur le mariage, et a embrassé une vie familiale avec un artiste (Vartkes Cholakian) qui a un peu pris les devants sur elle. Malgré un succès immédiat, le film La vie rêvée semble avoir été rapidement oublié, du moins au Québec. La vie rêvée a été restauré par Éléphant : mémoire du cinéma québécois en 2021, soit 48 ans après sa création, et fait l’objet d’un coffret Blu-Ray de Canadian International Pictures, sorti en août 2023. Pourtant, La vie rêvée n’a rien à envier aux films d’un Gilles Carle. À quoi tient cet oubli ? Cela concentre un vrai problème de l’historiographie féminine. Pour entrer dans la discussion, nous aimerions savoir dans quelles circonstances vous avez pris connaissance des films de Mireille Dansereau, et quels effets cela a produits ? Pour notre part, nous avons vu La vie rêvée l’année dernière, dans la foulée de la restauration et des projections organisées au Cinéma Beaubien puis au Moderne et, jusque-là, nous en entendions parler telle une rumeur, un secret cinéphilique bien gardé de l’histoire du cinéma québécois. Nous connaissions certains documentaires disponibles sur la plateforme de l’ONF (J’me marie, j’me marie pas, Familles et variations, par exemple), mais La vie rêvée crée un effet plus saisissant, de par son humour et sa facture esthétique collagiste.
Naomie Décarie-Daigneault : Lorsque j’étais dans Réalisatrices Équitables 1 , Mireille gravitait également autour de cet organisme et elle cherchait à l’époque à faire un coffret DVD de ses œuvres, à archiver sa mémoire. C’était un projet auquel j’aurais voulu contribuer, mais je n’avais aucun moyen à l’époque et je ne comprenais pas comment réaliser cette chose-là. J’ai aussi eu l’impression d’une personne habitée par une forme d’amertume, ou avec un rapport assez douloureux à son passé. Et je la comprends totalement. Je suis personnellement bien en colère par rapport à la mémoire du cinéma féminin ou féministe ; j’éprouve moi aussi de l’amertume. J’ai fait le parcours typique de cinéma : mon cégep à Saint-Laurent, puis mon bac et ma maîtrise à l’UQÀM. À travers toutes ces années d’apprentissage, je n’ai jamais entendu parler de Mireille Dansereau, ni au cégep, ni à l’université, ni nulle part. Je n’ai pas entendu parler de Vidéo Femmes 2 [VF]. Je n’ai pas entendu parler du GIV [Groupe Intervention Vidéo]. Ma première véritable rencontre avec un cinéma féministe, ou simplement fait par une femme, ça a été Chantal Akerman, une rencontre qui s’est produite par hasard à la vidéothèque de l’UQÀM. Ça ne faisait pas partie du corpus de cours que je suivais, et ça a été pour moi une première rupture qui a installé une forme de méfiance par rapport aux institutions. Pourquoi elles n’avaient pas reconnu ce cinéma-là ? Pourquoi ne faisait-il pas partie de l’histoire officielle qui nous était enseignée ? C’est une question d’historiographie, mais aussi d’archives et de préservation. Et un peu plus tard, grâce au travail que Julia Minne 3 mène et a notamment mené avec nous à Tënk, j’ai pu découvrir tout un corpus contre lequel j’avais moi-même des préjugés. Et c’est la découverte de Vidéo Femmes sur le tard, via mon implication au sein du collectif Réalisatrices Équitables, qui m’a donné une première porte d’entrée dans ces grands pans d’oubli. Même si j’étais proche de certaines de ces pionnières, je trouvais que leurs films avaient l’air barbants, peu intéressants. Puis finalement, par une mise en contexte et un travail réel d’exhumation de ces œuvres-là, pour la plupart réalisées en vidéo, j’ai été très surprise : j’y ai trouvé des choses étonnantes, résolument modernes, dans le discours comme dans la forme, et qui détonnaient face au cinéma indépendant plus officiel que j’avais connu.
Je ne trouve pas normal de ne pas avoir eu accès à ces voix-là. Je me croyais pourtant une féministe active, renseignée sur la première et la deuxième vague. J’ai l’impression qu’au Québec, il y a vraiment eu une rupture de transmission, probablement causée par le backlash 4 antiféministe des années 1990-2000. En cinéma, ça me semble plus flagrant qu’en littérature ou dans d’autres formes d’art, où les femmes ont réussi à transmettre une certaine histoire, une certaine mémoire, notamment parce qu’elles sont plus nombreuses dans le corps professoral et en recherche. J’avais vécu une épiphanie féministe avec la littérature quand j’étais plus jeune, tandis que pour le cinéma — qui est plus masculin et plus récent comme forme d’art —, c’est comme si la question ne se posait pas. On pouvait faire des œuvres féministes, mais il n’y avait pas d’approche féministe du cinéma.
Ces derniers temps, je réfléchis aussi beaucoup à la question de la cinéphilie et j’ai l’impression qu’elle est de facto masculine. Quand j’allais, plus jeune, à la Cinémathèque, c’était autour de moi principalement des messieurs ou de jeunes hommes. Il y avait là quelque chose de très geek, de très boys club, et c’était à ça que je m’identifiais pour me sentir légitimée dans mon amour du cinéma. Mais je me rendais bien compte que je ne regardais pas le cinéma de la même manière, et je n’avais pas les outils conceptuels pour pouvoir parler de cette différence d’un point de vue genré. Je jugeais plutôt mon propre rapport au cinéma qui me semblait « pas correct ». Je ne me rappelle jamais les noms, je n’accumule pas les informations, je ne m’enferme pas pour écouter quatre films par jour. Dans mon premier congé de maternité, je n’ai presque pas écouté de film pendant un an, et j’ai trouvé que c’était libérateur. Ça a renouvelé mon regard et ça m’a vraiment fait comprendre que j’ai un rapport différent à ce qui me parle, à ce qui me touche. Ça m’a aussi fait réfléchir à comment on présente les canons. Je n’en avais rien à cirer quand j’étais jeune de Citizen Kane, je n’avais pas de portes d’entrée en moi pour ce cinéma-là. Je pense à toutes les jeunes femmes qui ont été sur les bancs d’école et qui se sont fait lessiver le cerveau avec des œuvres qui ne les touchaient pas forcément. Même si j’adore Godard, il faut un éventail. On a une cinéphilie qui a vraiment été érigée en système. Cette cinéphilie a pour ma part colonisé mon cerveau et ça m’a pris du temps pour m’en défaire.
Le travail de Mireille Dansereau, je l’ai découvert, passé l’âge de 30 ans, avec Tënk. J’ai l’impression qu’on m’a enlevé tout un pan de cinéma auquel j’aurais eu droit comme jeune femme et qui m’aurait vraiment nourrie, probablement extrêmement aidée dans le développement de ma pensée créatrice. J’ai l’impression d’être toujours en rattrapage. Pour La vie rêvée, je n’ai commencé à l’écouter qu’en me préparant pour cet entretien. Je ne l’avais jamais vu et la restauration d’Éléphant, même si elle est cruciale et admirable, pose certaines questions : à qui appartient la mémoire ? Qu’est-ce qui doit être public et en libre accès ? J’avais vu les documentaires de Mireille réalisés à l’ONF parce qu’ils étaient accessibles. Quand je regarde ces films-là encore aujourd’hui, j’ai le sentiment de m’entendre parler et d’entendre parler mes amies ; ce qui me fait me dire qu’on aurait gagné du temps si on avait eu accès à ces œuvres avant ! On aurait eu une autre base de réflexion sur laquelle bâtir, alors que j’ai l’impression qu’on est toujours en train de repartir à zéro, de réinventer la roue, de refaire le procès du système, des institutions, des canons…
Fanie Pelletier : Je partage vraiment tout ce que tu dis, Naomie. C’est la même chose pour moi, je ne connaissais pas le cinéma de Mireille Dansereau avant un certain moment. Et j’ai connu le personnage avant la cinéaste en fait, lorsque je travaillais à la Cinémathèque québécoise [CQ]. Elle venait à la CQ et c’est à ce moment que j’ai appris qu’il s’agissait d’une cinéaste. C’est aussi à ce moment que j’ai découvert certains de ses films. La vie rêvée — que j’ai regardé moi aussi en préparation à cet entretien —, j’en avais aussi entendu parler vaguement. Ma première réaction en le regardant, ça a été la surprise. Et quand j’ai lu que c’était le premier long métrage de fiction indépendant d’une femme au Québec, je me suis demandé : mais comment est-ce possible ? J’ai eu exactement le même parcours que Naomie, j’ai fait mon cégep en cinéma, le bac et la maîtrise à l’UQÀM. Au cégep, on m’a juste parlé, en fait, d’un film réalisé par une femme : Mourir à tue-tête (1979) d’Anne-Claire Poirier. C’est le seul film fait par une femme que je me souviens d’avoir croisé dans mon cours de cinéma québécois. J’aimerais moi aussi mieux comprendre pourquoi Anne-Claire Poirier a réussi à sortir du lot. J’ai vu en plus que c’était la productrice de Je me marie, je me marie pas 5 .
N. D.-D. : Il y a un travail de réécriture de l’histoire à faire et il faut souligner tout le travail que fait Réalisatrices Équitables [depuis 2007]. Exhumer l’histoire du cinéma québécois fait réaliser qu’il y en avait des femmes actives. Que La vie rêvée soit un film de fiction indépendant témoigne quand même aussi d’une volonté farouche parce que, à l’époque, faire du cinéma indépendant, ce n’était quand même vraiment pas évident. Anne-Claire Poirier, malgré tout, elle faisait partie de l’establishment et de l’institution (ONF). Et peut-être que ça soulève un autre problème. Parce que pour tous les hommes qui enseignent le cinéma, il y a eu Anne-Claire Poirier. Ça les soulage d’un certain travail ; ils n’ont pas à regarder qui était active ailleurs, qui faisait un cinéma différent… Moi aussi, Mourir à tue-tête d’Anne-Claire Poirier a été ma première rencontre d’un cinéma fait par une femme, au cégep Saint-Laurent. Dans une petite salle noire, le mercredi matin, on écoutait des films et, souvent, je m’endormais. On nous a fait écouter Mourir à tue-tête, un film sur le viol, qui m’a semblé glauque et épouvantable. Puis on se faisait dire, sans aucune mise en contexte : c’est ça, le cinéma des femmes. On nous disait : « c’est intéressant, parce c’est la première fois qu’on montre un viol ». Sans autre mise en contexte, quelle drôle de perspective réjouissante ça nous laissait, comme jeunes femmes de 18 ans ! Le cinéma d’Anne Claire Poirier est et a été absolument essentiel, et sa présence au sein de l’ONF demeure malgré tout subversive. Elle nous parlait de sa maternité en 1968, avec De mère en fille. Elle a parlé de tout. Elle a décloisonné une série de sujets dits « féminins » en les amenant dans la sphère publique. Le programme En tant que femmes est une étape majeure dans l’émergence d’un cinéma féministe, et j’aurais été enchantée qu’on nous parle de ces productions au cégep, qu’on nous raconte la colère, l’ébullition, la joie, la sororité, cette vague immense de créativité ! L’idée n’est pas de réduire l’importance de cette cinéaste incontournable, mais de venir recomplexifier le portrait de l’histoire du cinéma au Québec, qui a été pollinisée, nourrie, challengée par des artistes actif·ve·s à côté, en marge de l’institution, et que les femmes étaient présentes et nombreuses dans cette histoire-là.
M. T. : Et c’est pour cette raison que la restauration, 48 ans après sa sortie de La vie rêvée, m’apparaît comme assez scandaleuse parce qu’en ayant silenced, invisibilisé ce film-là, on a aussi invisibilisé une joie. C’est aussi ce qui m’a fait me demander pourquoi je n’avais pas vu ce film avant. La joie qui émane du film, c’est une joie de contenu et une joie de signifiant. Il y a énormément d’inventivité dans La vie rêvée, et ça me renvoie à une image que j’ai envie d’embrasser pour ma part, je n’ai pas envie de me sentir réduite justement à un ton grave, au viol, à des problématiques dites « de femmes ». Et dans La vie rêvée, il y a toute une critique de l’image aussi, une critique de l’image publicitaire, de ce qui nous aliène et une rétorque par une image tapageuse et gaie.
N. D.-D. : Cette invisibilisation-là, elle parle vraiment de nos structures et de notre manière de penser l’histoire du cinéma. Ce n’est pas anecdotique ni anodin parce que les gens de l’époque connaissaient La vie rêvée. Il faut donc poursuivre le travail d’exhumation, de recherche, de réécriture, pour voir émerger d’autres types de cinémas qui viendraient détrôner une vision unilatérale d’un certain type d’œuvres canoniques. Et que ces films circulent, qu’ils fassent partie des plans de cours, des programmations de la Cinémathèque, des rétrospectives dans les cinémas d’art et essai. Qu’on vienne bousculer les imaginaires cinématographiques des étudiant·e·s, des professeur·e·s, des programmateur·trice·s, des critiques et qu’on fasse de la place pour d’autres regards, d’autres points de vue, d’autres formes. Est-ce qu’on serait aussi obsédé·e·s par la Nouvelle Vague ?
M. T. : Ou alors si on se penchait sur Godard, ça serait aussi sur et avec Anne-Marie Miéville. En fait, il y a aussi une façon d’approcher le canon, de le « déstabiliser » pour reprendre un terme de Griselda Pollock. Pour poursuivre sur ces questions de rupture et de continuité, avec #MeToo, il y a eu un effet d’accélération, d’intensification des questions féministes. Et puis il y a eu un nouveau féminisme qui s’est beaucoup vécu en ligne, dans le présent d’Internet. Jouvencelles (Fanie Pelletier, 2022) parle notamment de cet aspect de présentisme. Personnellement et c’est aussi sans doute parce que ma formation est en histoire de l’art et non pas en cinéma, j’ai été exposée à des contenus féministes. J’ai eu beaucoup de professeures femmes marquantes qui abordaient des questions méthodologiques posées par la mouvance féministe de l’histoire de l’art. J’ai aussi l’impression que le phénomène d’oubli, par rapport à ce que les trois vagues précédentes de féminisme ont construit, était également en partie lié à ce présentisme d’Internet. C’est paradoxal, étant donné qu’il y a des éléments de continuité hyper forts entre la deuxième vague, le féminisme des années 1970, et ce qui se passe aujourd’hui, notamment autour de la question de l’intériorisation des schèmes masculins ; pratiquement comme un effet de miroir. Comment situez-vous votre démarche dans l’enseigne du féminisme, et est-ce que votre féminisme regarde le passé pour travailler encore dans le présent ? Et pour entrer davantage à l’intérieur de vos postures de cinéastes, nous nous demandions si le grand slogan féministe des années 1970, « Le privé est politique » était toujours, pour vous qui travaillez sur des questions d’intimité et de mémoire familiale, un filon féministe d’actualité. Qu’est-ce que cette question des années 1970 fait ressurgir pour vous ?
Rachel Samson : Et ça passe aussi par l’extime pour vous, cinéastes qui documentez des existences féminines qui s’exposent.
F. P. : C’est une évidence que je me considère féministe, mais certaines personnes qui ont regardé Jouvencelles ont trouvé que je n’étais pas féministe ou que mon film n’était pas assez politique, parce qu’il ne donnait pas de constat aussi joyeux que ces personnes ne l’aient voulu. De mon côté, c’est sûr que je trouve que l’intime est politique, comme le fait de le montrer et d’exposer l’intimité justement, l’intériorité des femmes. Qu’est-ce qu’elles vivent ? Qu’est-ce qu’elles pensent ? Ces questions sont fondamentales. À chaque Q & A ou presque, on me demande, par rapport à Jouvencelles, pourquoi je n’ai pas fait ça en incluant des gars. C’est une question qui revient tout le temps. Ma réponse est que ça n’aurait pas été le même film et que je voulais me consacrer à la condition féminine. Je suis toujours un peu étonnée par cette question et la question même est parlante. C’est très politique de montrer justement le privé, ça ne peut pas ne pas l’être. Mais disons que mon féminisme, en ce moment, n’est pas très optimiste. Je remarque qu’il y a beaucoup de femmes de la génération de Mireille qui, lorsqu’elles voyaient mon film, se demandaient ce qu’on a fait pour en arriver là. Moi je pense que oui, il y a des avancées, mais en même temps, il y a des problèmes qui restent intemporels, présents par exemple dans J’me marie, j’me marie pas, même si la question du mariage n’est plus tellement au centre de nos vies comme avant. Mais ce film est encore super actuel, à travers la réflexion et les questions que posent les femmes dans le film et l’angle choisi, soit de filmer l’intime et des sujets seulement féminins, deux choses que j’ai aussi fait dans Jouvencelles où aucun homme n’est présent. Et j’ai d’ailleurs vu le film de Naomie, Féminitude (2011), pas très longtemps avant J’me marie, j’me marie pas, puis j’avais l’impression que les films avaient pratiquement été faits à la même époque. Mon cinéma est ouvertement féministe, mais je dirais que mon approche est terre-à-terre et réaliste.
M. T. : Je me souviens pourtant d’un homme, assez horrible, hors champ [personnage dont on entend les bruits de masturbation].
F. P. : Oui, absolument, si l’homme est présent, c’est un peu d’une manière inconsciente, une forme d’inconscient collectif masculin qui tremble en arrière. Mais on ne les voit jamais à l’écran. Et on dirait que ça décevait les gens, l’absence des hommes dans le champ de la caméra. Et je n’en revenais pas qu’on me pose cette question en 2022.
M. T. : Pour revenir sur le lien entre Jouvencelles et J’me marie, j’me marie pas, ce qui ressort aussi beaucoup, c’est la question de l’image, de l’autodéfinition de soi. C’est très présent dans le film de Dansereau, notamment à travers le premier témoignage de Francine Larivée qui parle de la beauté et de ce que sa mère lui suggérait, le mariage, parce qu’elle ne sera pas belle pour toujours, ce qui fait colérer Francine Larivée en riant et lui fait dire : « je m’en sacre, je vais être intéressante ! » Dans Jouvencelles, ce sont les réseaux sociaux qui accentuent cette question et pressurisent aussi les personnes, les jeunes femmes, parce qu’elles sont toujours appelées à se définir. On voit que ce problème se réactualise sans arrêt.
F. P. : C’est un peu naïf de penser qu’on se serait libérées de ça, alors que c’est exponentiel avec les réseaux sociaux. Avant, il y avait les magazines comme dans La vie rêvée, il y avait les icônes de cinéma, par exemple. Maintenant, les jeunes filles sont exposées à des standards de beauté, mais ce sont ceux de la fille d’à côté. Sur Instagram, elles sont bombardées par ces images-là. C’est froissant. Ce que les femmes à l’époque avaient comme pression, tu sais, et bien, la difficulté est peut-être encore plus grande aujourd’hui, parce qu’il y a plus d’exposition. Et lorsque les femmes issues de plus anciennes générations regardent, par exemple Jouvencelles, certaines m’ont dit se sentir complètement déprimées et ont tendance à juger les jeunes filles montrées dans le film. Elles les trouvent bien narcissiques. Il faut pourtant prendre le temps de se mettre à leur place, de s’imaginer les conditions dans lesquelles elles sont. Bonne chance pour faire mieux et pour ne pas se sentir aliénée ! J’ai été un peu déçue par cette réception-là, j’aurais aimé sentir une compréhension et une sensibilité envers ces jeunes filles. Je trouvais qu’il y avait même un clash justement, entre les deux féminismes. Moi, j’ai 35 ans, je me sens entre les deux. Je ne peux pas dire je que m’identifie à leur féminisme, à mes jouvencelles, mais je ne m’identifie pas non plus tout à fait à celui de la génération plus âgée que moi. Je me suis sentie un peu comme l’avocat du diable. Et je comprends la déception aussi que peut engendrer le film pour ces femmes, puisqu’il nous montre qu’on est encore dans les mêmes problèmes qu’avant. J’aimerais qu’on soit plus unies, qu’on soit moins dures entre nous de manière intergénérationnelle. Je serais curieuse d’entendre Mireille Dansereau au sujet de Jouvencelles !
N. D-D. : Moi aussi j’ai 35 ans et mon féminisme à moi est venu par la lecture principalement des ouvrages phares de la deuxième vague, principalement du féminisme matérialiste. Ensuite, j’en suis arrivée à d’autres types de féminismes, j’ai lu Judith Butler, bell hooks, Elsa Dorlin, etc. Mais le slogan « Le privé est politique » a toujours beaucoup résonné en moi. C’est comme s’il encapsulait toutes mes luttes : la lutte de l’aliénation féminine, la lutte de ma mère qui est restée comme mère au foyer avec ses enfants et qui n’a pas travaillé, la lutte contre les violences familiales et domestiques, la lutte psychique et symbolique… À travers ce slogan, j’ai enfin pu m’expliquer les choses de l’intime d’un point de vue structurel ; ce qui a donné une assise théorique et politique à plusieurs malaises. En ce moment, ce qui répond à toutes mes interrogations, c’est la littérature de l’éthique du care. Elle vient mettre des mots et des théories sur des choses que je ressens.
Ayant évolué dans un milieu d’hommes en cinéma, ayant eu des maîtres de pensée qui étaient principalement des hommes, les enjeux féministes étaient constamment raillés ou jugés dépassés. Dès qu’on parlait de sujets un peu personnels, c’était jugé soit trop intime ou de l’ordre du thérapeutique. Comme si l’intime n’entrait pas dans l’écriture d’une grande histoire. Or, un autre aspect qui m’intéresse beaucoup, c’est le matériau psychanalytique et l’intériorité. Je fais moi-même une psychanalyse, et le livre Les Mots pour le dire (1997) de Marie Cardinal m’a ouvert à ce type d’expérience, au cœur du développement de l’identité. Le projet sur lequel je travaille en ce moment porte sur la maternité. J’interroge plusieurs femmes autour de moi, dont beaucoup sont des amies et des femmes de différentes générations, pour tenter d’accéder à une intériorité plus cachée, qui semble accessible uniquement au sein de l’espace thérapeutique. Bon, après, il y a aussi un aspect un peu blasphématoire puisque le propre de l’espace thérapeutique, c’est aussi de ne pas être public, mais je me dis que cette parole-là, que j’ai expérimentée en littérature, pourrait également advenir au cinéma. Annie Ernaux a donné à voir comment, dans l’écriture de récits de vie, on arrivait à aborder des sujets comme les classes sociales, les déterminismes, le politique. Avec elle, j’ai eu les armes théoriques pour dire « lâchez-moi avec le trop intime ou le thérapeutique. C’est n’est pas parce que Vous, le grand Vous (qui est le vous masculin que je me suis vraiment coltiné dans mon parcours), Vous ne voulez pas l’entendre, Vous n’avez pas intérêt à l’entendre, qu’on doit se taire pour autant. #MeToo est venu répondre à ce problème tout d’un coup. Il n’est pas selon moi en rupture avec le féminisme de la deuxième vague, au contraire. Quand tu revois Les fées ont soif (pièce de théâtre de Denise Boucher, 1978) ou La Nef des sorcières (collectif théâtral sous la direction de Luce Guilbeault, 1976), on assiste à la même chose, ce sont des femmes qui tout d’un coup prennent parole même si (ou parce que) ça dérange.
Et quand on parlait de la question de la transmission entre générations, je pense que ce qui nous a fait horriblement mal, c’est une grosse misogynie intériorisée et ce gros backlash des années 1990-2000. Il y a eu, à ce moment-là, une coupure. Quand je regarde Les seins dans la tête (1994), je constate qu’il y a quelque chose de l’ordre du retour du corset et d’un peu étouffant. Dans tous les cas, en regardant ce film, je me disais qu’on avait fait du chemin. Il y a une plus grande acceptation de la diversité des corps, la lutte contre la grossophobie, la réappropriation des poils, la possibilité de dépasser les genres. J’ai l’impression d’assister avec Les seins dans la tête à une forme de retour aux normes genrées.
Je me sens personnellement liée aux femmes d’avant moi à travers une chaîne de vengeance et de fierté. Mais cette lignée ne va pas de soi, ça a été une reconquête. Quand j’ai fait Féminitude, j’étais au bac en cinéma, en 2011. Je voulais former un groupe de soutien avec les filles de ma cohorte. Et les filles étaient comme « What the fuck ? Pourquoi? On s’en fout ». Évidemment, il y en avait, des féministes, mais de manière plus mainstream, ça n’existait plus. Les profs me disaient « voyons, c’est quoi ça, le féminisme ? C’est dépassé ». Le mot féministe n’était plus à la mode. J’avais accès dans une certaine mesure au féminisme parce que ma meilleure amie était à McGill et qu’elle était en contact avec la culture anglo-saxonne, beaucoup plus versée dans les questions de genre à ce moment-là. Elle m’a donc fait avancer sur ces questions. Quand j’en parlais à ma famille — on est cinq filles, et ma mère est assez féministe —, on jugeait aussi que ça n’existait plus. C’était un mot honni qui rimait avec haine des hommes. Mais je sentais qu’il y avait quelque chose là. Que mon expérience, la détresse que je vivais, n’était pas seulement à moi, qu’elles appartenaient aussi à mes amies, ma mère, ma grand-mère. J’avais besoin de redistribuer le fardeau, qu’on se partage nos expériences, qu’on les reconnaisse et que l’on combatte ce qui nous entravait. Et 2012 est arrivé. Il y a eu la grève et un éveil féministe avant #MeToo où les filles se sont mises à s’organiser. Dans la lutte, il y avait un peu le même schéma que dans les années 60-70 : les hommes prenaient la parole et décidaient des revendications, alors que les filles étaient souvent invisibilisées et reléguées aux tâches d’organisation.
M. T. : Par rapport à cet aspect critique que tu émets sur Les seins dans la tête, il y a deux choses. D’une part, on peut dire que les sujets de Mireille sont la plupart du temps blancs, sauf dans Les cheveux en quatre, où elle interroge une femme noire sur son rapport aux cheveux. Elle a aussi traité davantage de femmes issues d’une certaine classe. Il y aurait ce qu’on appelle aujourd’hui des problèmes de représentativité dans son cinéma. D’autre part, dans Les seins dans la tête, il y a une certaine de gamme de sujets interrogés : une femme à la poitrine généreuse, une femme lesbienne qui s’est fait dire par sa mère qu’elle avait des « œufs au plat », deux personnes qui souhaitent être opérées, dont une danseuse, une femme issue du milieu agricole, une femme plus âgée. Il y a un effort de diversité, mais cette diversité n’est plus la nôtre. On peut être critique, constater certains problèmes, mais on ne peut pas non plus demander au passé d’être en adéquation avec nos consciences de 2023, on doit aussi comprendre l’altérité du passé.
N. D.-D. : Je comprends tout à fait, mais je trouvais le cinéma de Mireille Dansereau plus radical dans ses films des années 1960 et 1970 que dans les années 1990. C’est vrai qu’elle donne accès à une diversité de discours, mais dans la manière de filmer les corps, dans la sexualité… Je pense aux jeunes hommes qui jouent au football, par exemple ; on est plus près des clichés et des archétypes. Ce qui ne m’empêche pas de trouver ce film touchant. Et ce que je trouve aussi touchant dans le cinéma de Mireille, c’est qu’on sent un travail de réappropriation du female gaze. Un film que j’aime beaucoup, c’est Les marchés de Londres (1996). Dans Étude pour un lit et une baignoire-couples (2012), c’est son regard, ses propres yeux qu’elle intègre dans l’image. Elle se positionne tout le temps comme personne qui regarde et c’est quelque chose dont elle parle dans Le Pier aussi. Elle a aussi un rapport trouble à la sexualité et un rapport complexe avec un père complexe et ambigü, comme elle en fait état dans Vu pas vue (2019). Ça teinte aussi son cinéma, que je vois comme une manière de se réapproprier un regard à la fois sur des corps, sur la sexualité, sur le désir. Et c’est révolutionnaire parce que le cinéma est tellement l’institution du male gaze, que le fait qu’une femme de cette époque-là réussisse à effectuer ce travail, en portant en elle toute cette espèce de biais de regard et la façon dont il est intériorisé, tu vois qu’elle elle est en lutte, elle lutte pour ravoir ses yeux et regarder. Quand elle regarde, quand elle montre ses propres yeux, c’est elle qui regarde, et c’est une puissance. Sans réduire son cinéma à une dimension thérapeutique, ce qui de toute façon n’a rien de péjoratif à mes yeux, la réappropriation ne dit pas seulement « je suis là », mais « tu ne m’auras plus », à cette espèce de troisième œil qui la possédait et lui enlevait la possibilité de s’appartenir. Peut-être que je vais trop loin, en disant que c’est lié au père, mais en même temps, elle en parle souvent dans ses films, c’est quelque chose qui traverse son œuvre en filigrane. Ça, à mon sens, c’est quelqu’un qui est en train de se réparer et de réparer le regard.
R. S. : Pour rebondir sur le thème de la présence du corps littéral de Mireille dans le champ, on peut également revenir sur J’me marie, je ne me marie pas, où elle se met en scène en train de discuter avec les femmes qu’elle interroge. Ça abolit l’espèce de mur de la distance objectivante entre sujet qui interroge et sujet interrogé. Ça la désigne comme une personne qui partage les questions qu’elle pose aux femmes. Dans vos films, vous travaillez aussi beaucoup à partir d’entretiens, et vous faites certains choix formels, que ce soit au niveau de l’entretien collectif, l’entretien individuel, la façon de cadrer ces sujets. Avez-vous des réflexions sur cette question du rapport entre interviewer/interviewant et les mises en scène de ce rapport-là ?
F. P. : Je suis personnellement complètement dans l’inverse de cette position. Dans Jouvencelles par exemple, je disparais complètement. Ce n’est pas pour l’exercice de style ou d’objectivité, mais plutôt lié au fait que je ne voulais pas que l’on s’intéresse à moi. Je voulais donner complètement la voix et l’espace à ces jeunes filles et que ça soit vécu comme une immersion, qu’on entre dans leur réalité et qu’on ait accès à leur intimité, à cette réalité dans une proximité très grande. Il fallait que je m’éclipse — c’était donc une façon de les mettre en valeur, de les laisser prendre tout le champ. Mais ce faisant, tu crées quand même des espaces de discussion, et le tournage a été assez intense. On tournait par groupe. C’étaient des séances de 8 heures dans un petit studio d’entrevue hyper intime. J’ai trouvé ça extrêmement éprouvant et magnifique. Dans le film, il y a cinq à dix pour cent de ce que j’ai fait comme entrevues, et d’ailleurs j’aurais aimé que Naomie soit avec nous. Je pense que tu aurais vraiment trippé à les entendre discuter comme ça. C’étaient des discussions vraiment profondes sur le féminisme, sur le rapport aux hommes, le rapport à leur corps. Et, je trippe en général sur la narration, sur les entretiens, sur les confidences aussi. Je trouve qu’on a accès à quelque chose d’unique à travers ça qui permet plein de choses et amène beaucoup de profondeur.
N. D.-D. : Ça touche aussi un point que je trouve extrêmement difficile, qui est d’assumer sa voix. Assumer une voix au cinéma, une voix off de femme, je trouve que c’est très dur. Et c’est rarement bien réussi. Assumer une posture complète d’auteur, ça reste un geste courageux et dangereux. J’aime bien le fait que Mireille soit là dans J’me marie, j’me marie pas, parce qu’on voit justement son monde, ses amies, des femmes comme elle qui sont traversées par toutes sortes de questionnements. Elle nous fait part de sa quête. Assumer sa voix ou assumer sa présence physique en documentaire, c’est vrai que ce n’est pas toujours pertinent et je pense vraiment que ça prend des contextes, ce que Mireille fabrique, comme une détective dans sa propre vie. Elle veut lever des mystères, elle veut comprendre, remettre en question le couple, la famille tout en ne sachant pas ce qui se loge là-dedans.
Je n’ai jamais été capable d’assumer ma présence dans les films que je fais et je pense que c’est par manque de courage. Ça aurait été en effet pertinent que j’assume ma présence dans certains films, mais je trouvais ça trop inconfortable. Et dans le film que je fais en ce moment, je n’ai pas le choix de l’assumer parce que c’est un film personnel sur la maternité et la transmission de connaissances entre femmes.
Mon rêve dans la vie, ça serait d’être branchée sur les psychologues des gens et d’entendre leur thérapie. J’essaie d’en arriver à ce type de parole là. J’interrogeais pour le film une de mes sœurs, qui me disait que pendant sa grossesse et après avoir accouché, elle s’était mise à écouter plein de podcasts sur la maternité, alors qu’elle passait des nuits blanches à allaiter. Elle m’a dit s’être sentie tout à coup entourée d’une communauté de femmes à laquelle elle avait l’impression d’accéder par les récits. Pour elle qui est très intello et dans la théorie, elle a eu l’impression d’accéder à un autre pan de savoir qui était le savoir vécu transmis par des récits. Elle m’a dit : « J’étais toute seule dans la nuit noire à allaiter mon bébé, mais je ne me sentais tellement pas seule ». Et on se rendait compte que c’est une pratique courante des groupes féministes, qui ont fait des cercles de parole et de partage de récits. Le féminisme, c’est aussi ça : une expérience collective pour sortir de l’isolement. Et les entretiens répondent vraiment à mon besoin de récit, à mon besoin de parole. Un jour, je vais peut-être voir les limites de la parole et être capable d’aller chercher plus loin. Mais pour l’instant, j’aime les fulgurances de la parole, les mises en mots de choses qui transforment et créent du lien, la possibilité de contourner l’indicible pour entrer dans le partage. Et l’expérience de la maternité ou de l’accouchement, pour moi, ce sont deux événements majeurs qui ont été peu mis en récit, surtout les accouchements. Et j’ai comme une soif de me réapproprier des récits desquels j’ai été coupée.
R. S. : J’aimerais enchaîner sur une question relative à la mémoire, que toutes deux vous travaillez et qu’on retrouve aussi présente dans le cinéma de Dansereau. Dans Miroir, un travail en cours, dans Le Pier (2014) et Vu pas vue, et l’on peut également penser aux Marchés de Londres, à Étude pour un lit et une baignoire, Mireille travaille la mémoire à travers le réemploi d’archives familiales, de home movies, de footage et de matériel ancien. On retrouve ça dans Photo jaunie (Fanie Pelletier, 2016), dans La mémoire tranquille (Naomie Décarie-Daigneault, 2016) et dans certains autres de vos films. Pour sa part, Mireille Dansereau a commencé à se tourner vers ce matériel-là de manière un peu plus rétrospective, à partir d’un certain âge. Pour vous qui travaillez le présent à partir du passé, quel rapport entretenez-vous à l’usage des archives familiales, des photographies dans vos œuvres, et puis au glanage de ces archives-là. Est-ce que les archives que vous créez au présent ont le potentiel de s’insérer dans vos œuvres plus tard ?
F. P. : Les archives, c’est une fascination et je pense qu’elle va m’obséder tout le temps. Il y aura toujours des archives, que ce soit des archives du passé ou même du présent. Le film Jouvencelles, je le perçois aussi comme une archive, une archive du web et du rapport au web, auquel je n’associe pas nécessairement un caractère de ruines, pour citer André Habib. Réfléchir au présent ou au futur nécessite toujours une réflexion à partir du passé. Qu’on parle d’archives personnelles ou autres, les archives sont des fragments d’une époque qui révèlent énormément de choses. Avec le travail de l’archive, les possibilités sont infinies. Et le fait qu’avec les mêmes archives, tu puisses faire un million de films différents rejoint mon grand intérêt pour le montage. Quand on travaille l’archive, le montage est à l’avant-plan. Je suis curieuse de voir ce que Mireille Dansereau veut faire avec le projet Miroir [dont le premier film utilise des vidéos de son enfant lorsqu’il était bébé lors d’un contact avec son image devant le miroir]. Je ne prends pas beaucoup de photos normalement, mais depuis que j’ai une fille, on dirait que j’ai de plus en plus le goût de le faire — non pas pour les afficher sur les réseaux sociaux, mais pour les garder pour moi, pour avoir des empreintes de moments d’une vie. Ça se peut que je ne fasse absolument rien avec ça, ou que ce soit ma fille qui les utilise éventuellement. Ça a un potentiel fou.
N. D.-D. : J’ai vraiment aussi un rapport de fascination presque fétichiste aux archives. Depuis que je suis jeune, j’ai cette obsession pour les années 60-70, une époque que j’idéalise clairement, notamment par rapport à la possibilité de révolte à grande échelle que j’y vois. Je regarde des films sur le Chili du temps d’Allende, sur Pauline Julien ou le cinéma de Mai 68, et ça m’envahit d’une émotion violente, douloureuse. J’ai l’impression de voir un monde révolu, un Éden perdu. Et je me dis que je ne suis pas quelqu’un de post-moderne. Je suis quelqu’un de fondamentalement moderne. Il y a quelque chose dans les archives qui me réancre dans les repères très solides de ce monde révolu.
Dans ma maison familiale, il y avait une pièce à débarras où se trouvaient les classeurs de mes parents. Je pouvais passer des heures à aller voir des photos de leur enfance. Il y avait un vertige temporel qui me rendait complètement dingue. C’est un rapport très corporel que j’ai aux images et qui est lié à certains médiums. Par exemple, j’adore regarder des diapos pour voir des choses qui se dévoilent.
Quand je dis que je ne suis pas post-moderne, c’est aussi que je suis très mal dans le monde numérique, même si je suis tout le temps sur mon ordi. Le monde numérique m’angoisse énormément, notamment en ce qui concerne la qualité des images. Je tourne en pellicule en ce moment, et ça reconduit ce rapport physique aux images qui m’apaise et me limite aussi. La possibilité de pouvoir tout filmer m’enlève l’envie de filmer. D’avoir les pellicules, les bobines, un métrage précis, ça me rassure, ça me donne un cadre. Et puis après, c’est la gestation, la possibilité que ça reste dans le noir pendant un bout de temps. Souvent, je garde des bobines longtemps avant de les faire développer. Le dévoilement des images, c’est vraiment magique et c’est lié au pouvoir des images de nous ramener à la matérialité. Le fait qu’il y ait de la poussière, des erreurs — tu sens la physicalité. Alors que de scroller des images pendant des heures et des heures, ce n’est pas le même vertige.
En ce moment, je tourne un genre de journal filmé en Bolex, en référence aux diaries de Jonas Mekas, dont j’adore l’œuvre. Mekas m’a décomplexée dans sa manière de filmer et d’accorder de l’importance à l’anecdotique. Ses films m’ont libérée des cadres et de la manière usuelle de construire un récit, des courbes narratives. Quand je regarde Les marchés de Londres de Dansereau, j’aime qu’on y soit dans un genre de rêverie ou de promenade pendant laquelle la personne est en train de réfléchir. On en revient à un dispositif facile : une personne filme, une personne fait du son. La machine du cinéma me bloque, me paralyse, m’étouffe. Ce n’est pas du tout ça qui m’intéresse, et je trouve dans ces œuvres-là qui empruntent au home movie ou qui vont puiser dans des archives, une légèreté du dispositif et une possibilité, comme disait Fanie, de réinvention. C’est comme si ça ouvre au lieu de fermer.
R. S. : C’est un cinéma moins prestigieux et qui coûte aussi moins cher à faire.
N. D.-D. : Oui, mais pourtant, tu sais, qui est tellement bouleversant. Le film Birthday Suit with Scars and Defects (Lisa Steele, 1974), qui consiste seulement en un plan où la cinéaste ne fait que se dénuder et montrer ses cicatrices, m’a fait pleurer pendant deux heures. Avec ce type de dispositif, il y a quelque chose de tellement proche de la vie.
F. P. : C’est l’anti-machine. Même que pour moi, le cinéma qui se fait sans devoir même filmer, c’est encore plus du cinéma puisque ça ouvre vers une liberté incroyable de création.
R. S. : J’ai envie qu’on aborde la question du son dans le travail documentaire, justement. Y a-t-il des traits ou des particularités par rapport aux conceptions sonores des films de Mireille qui ont émergé pour vous au fil de vos visionnements ? Aussi, quels liens entretenez-vous au son, puis à l’enregistrement, à la rêverie présente dans vos propres films ?
F. P. : Je pense que ce qui m’a le plus parlé de ce point de vue, c’est Les marchés de Londres et d’entendre sa voix à elle, d’être dans sa tête à elle, dans une rêverie, dans son Londres à elle. Au niveau sonore, puis pour tout l’ensemble, j’ai moi aussi beaucoup aimé, très apprécié cette espèce d’effet de rêverie, d’effet par lequel on a l’impression d’être à Londres. Mais pour moi, le son, même si je fais du documentaire, ça n’a aucunement besoin d’être réaliste. Le son me semble beaucoup plus évocateur que réaliste. Et je me demande si ce n’est pas la partie que je préfère lorsque je réalise un film, là où j’ai le plus de fun. J’aime aller chercher des idées un peu folles, du bruitage. J’aime qu’on crée le son de toutes pièces. C’est ce que j’ai découvert en faisant Photo jaunie, qui est fait à partir de films 8 mm sans son. Concevoir le son du début à la fin, d’imaginer des sons, puis des ambiances, ne pas faire — comme la monteuse Louise Surprenant disait —, du « banane banane 6 ». Dans Jouvencelles, entre autres, à certains moments on entend des bruits de jungle. Pas pour que les gens s’en rendent compte, mais pour créer un ressenti.
N. D.-D. : Je n’ai vraiment pas assez accordé d’importance au son avant. Mais comme je tourne avec une Bolex et que je n’ai pas de son synchrone, je vais travailler pour la première fois de ma vie avec un concepteur sonore. Également, en dédiant une plage de programmation sur Tënk au documentaire audio, ça m’a ouvert sur une dimension extraordinaire. J’écoute beaucoup de créations sonores européennes, parce que je trouve qu’ils ont une manière travailler le son qui est extraordinaire. Il y a aussi le travail de Miryam Charles qui, pour sa part, travaille la bande-son avant tout… C’est tellement de hors champ possibles et de dimensions affectives que j’ai l’impression que j’ai encore tout à découvrir et à explorer. Pour en revenir à l’exemple des Marchés de Londres, ce que j’aimais, c’est qu’il y avait vraiment des incursions à l’aide de la voix off et de la parole. On bascule complètement, juste dans la voix off. Puis à un moment donné, c’est comme si le réel te rattrapait, avec un son de tige de métal qui tombe. J’aime cette espèce d’effet de basculement entre intérieur et extérieur.
M. T. : Il y a un beau lien à faire avec la question de la légèreté du dispositif que tu évoquais, Naomie. Une des choses qui s’est produite aussi pour Mireille Dansereau, ça a été de devoir travailler avec un dispositif de moins en moins coûteux étant donné les difficultés de financement qu’elle a rencontrées. Et elle fait principalement des films à partir d’images qui ont, soit déjà été tournées, aussi pour des questions de moins grande capacité physique qu’elle monte et resonorise ensuite. Et je réfléchissais à cette question de la voix off dans le texte que j’écris pour ce numéro où j’interroge le corps. La voix off est très présente dans les films de Mireille Dansereau et cette question-là m’a fait penser à ce film très éloigné du cinéma de Mireille, mais qui use de voix off, Manette et les dieux de carton de Camille Adam, un film de 1965 très étrange, attaqué d’ailleurs par Louise Carrière dans Femmes et cinémas québécois et restauré par Éléphant. Manette, c’est une jeune femme qui vit une espèce de psychose, et l’accès à l’intériorité du personnage dans sa maladie et son rapport à la réalité en échec se fait par le biais d’une voix off constante. Le destin de Manette est épouvantable, elle tombe en amour avec son professeur de yoga qui la rejette, elle fait un séjour dans un hôpital psychiatrique où son médecin finit par l’abuser, elle a un enfant, se prostitue, elle est tellement maltraitée par les hommes, c’est pathétique. Mais malgré ce côté pathétique, j’ai été marquée par le lyrisme de son monologue intérieur. Il y a un récit non-stop de Manette vis-à-vis d’elle-même, et comme je m’en suis rendu compte après en lisant sur le film, le texte de ce monologue continu a été écrit par une femme. Et ça m’a confortée dans l’idée d’une voix off comme espace de résistance, comme interstice d’agentivité stricte. Pour faire retour vers le cinéma de Mireille, je me suis dit que c’était quand même un trait formel fort du féminisme que de construire des voix off comme résistance et possibilité de parole.
N. D.-D. : Il y aurait clairement une étude ou une analyse féministe à faire sur la voix off. C’est un dispositif de pauvre et un raccourci vers l’intériorité qui nous ramène à #MeToo, à la prise de parole ou à la déferlante des récits. Il y a quelque chose de vomitif, à la limite : il faut que ça sorte, là, tellement ça a été retenu. La voix off participe de ça.
F. P. : Ça me parle énormément ce que vous dites. Avec Jouvencelles, j’ai eu l’impression que le fait que je ne filmais pas pendant les entretiens et que j’utilisais plutôt les témoignages par la suite en voix off, ça libérait les personnes de leur image. Et que j’avais accès à beaucoup plus de choses vraies, authentiques, intimes. Et dès que je rallumais une caméra sur elles, il y avait une petite couche de la représentation qui reprenait le devant. J’ai l’impression que la voix off est un moyen de dépasser l’image, de surmonter finalement l’image, un moyen de créer une parole libérée.
R. S. : Pour terminer, j’aimerais vous entendre sur le repérage, le fait de dépeindre les lieux, le rapport à l’espace, les quartiers, les personnes qui les parcourent. Faire apparaître une Mireille un peu plus en lien avec le paysage. Il y a dans ses films des scènes où les sujets se déplacent dans des parcs, dans des quartiers de Montréal. Dans Moi, un jour et La vie rêvée, il y a par exemple le Mont-Royal, les ruelles de la ville. Dans les documentaires, les personnes apparaissent dans leur environnement. Je pense aussi aux films londoniens (Compromise, Les Marchés de Londres). Quel lien, quel rapport entretenez-vous aux lieux et au travail de repérage dans vos propres films, en lien avec les sujets ? Je pense par exemple à ton Cartierville d’enfance, Naomie. Aussi, à quels défis faites-vous face par rapport à la privatisation des espaces ? Il y a des espaces, des lieux qu’on ne peut pas représenter sans payer de droits. Quel est votre rapport au droit à l’image ?
F. P. : Je me focalise davantage sur les personnes et leur intériorité. Et j’envie l’époque de Mireille où tu pouvais filmer beaucoup plus librement dans l’espace public. Maintenant, je trouve que ce qui touche le droit à l’image est un peu fou. C’est compliqué pour les cinéastes d’avoir accès aux lieux publics alors que, par ailleurs, on est surveillé et filmé partout. Il y a là comme un non-sens. Mais je me sers surtout des paysages pour évoquer des dimensions de l’intériorité des gens que je filme. En fait, l’espace m’intéresse plus que pour les lieux en eux-mêmes, en fait. Pour Mireille, je repense à J’me marie, j’me marie pas, et c’est beaucoup filmé à l’intérieur, à part les petites scènes intermèdes filmées en extérieur. Ça respire, on sort, je trouve que ça fait toujours du bien. Mais je serais curieuse de savoir à quoi tiennent ses choix de paysages, de lieux.
M. T. : Je pense que pour la Mireille documentariste, c’était important de filmer les personnes dans leur environnement. Dans J’me marie, j’me marie pas, Famille et variations, Les seins dans la tête, et Les cheveux en quatre, on voit les gens filmés dans leurs intérieurs, avec des éléments de décoration qui leur appartiennent, son cadrage est attentif à ça. La question de la division entre espaces (espace intime, espace privé et espace public, espace collectif, espace des hommes à la limite), se pose en termes sociologiques et intimes. Avec Jouvencelles, la question de l’espace, elle se pose aussi assez clairement : tu fais apparaître le numérique comme un espace d’interactions, pour le meilleur et pour le pire.
F. P. : Absolument. C’est vrai que Mireille situe les personnages dans leur environnement et c’est exactement ce que j’ai fait pour ma part de manière intuitive. Je veux filmer les gens dans leurs paysages et pour Jouvencelles, l’idée était vraiment de montrer que l’environnement du web est un environnement comme un autre. C’est un quartier comme un autre, finalement. Pour moi, c’est la même chose. Dans Photo jaunie, aussi, c’était tout le rapport à la ruralité puisque mon père venait de l’Abitibi, et le rapport à la masculinité compris dans l’espace de la campagne. Les paysages, les espaces ont le pouvoir de parler des personnages. En ce sens, les filmer dans leur environnement parle en effet beaucoup d’eux.
R. S. : Ce que je trouve intéressant, c’est que dans Jouvencelles, il y a un traitement différent ou différé de l’environnement web. Quand les filles sont à l’extérieur, quand elles sont dans des paysages, c’est là qu’elles se rencontrent en groupe, puis c’est comme une autre forme d’interaction.
F. P. : Complètement. Je voulais aussi créer ce contraste. Au niveau esthétique, on a choisi de mettre le web un peu comme dans une boîte, une espèce de petite bulle, alors que lorsqu’on filmait plus en cinéma direct, on privilégiait une approche wide ou de très proche. On voulait vraiment un contraste entre les deux. Pas pour montrer l’écart entre le virtuel et le réel, parce que pour moi, tout constitue le réel, mais pour montrer que ces deux espaces de vie sont quand même assez différents. Puis, c’était aussi pour sortir ces filles du web et se défaire de l’idée des jeunes qui sont tout le temps sur leur téléphone, sur les réseaux sociaux, alors qu’elles vivent comme tout le monde. Elles ont aussi leur vie en extérieur. Je voulais montrer les moments où elles se voient entre elles, tels que moi je les ai vus. En plus, on venait de sortir de la pandémie, c’était l’été 2020 et quand elles sortaient, il y avait une espèce de souffle, la sensation d’une reprise de souffle et dans le film, encore là, je me sers effectivement des paysages pour exprimer cette sensation. Mais honnêtement, tout ça est très intuitif. Tu sais, en le faisant, ce n’était pas planifié précisément.
N. D.-D. : Les lieux, c’est comme des corps, c’est traversé par des rapports de force, c’est traversé par des classes sociales, par des dynamiques, c’est tellement parlant. Je trouve assez fascinant de voir les lieux de Mireille, parce qu’ils forment une espèce d’aperçu historique. Dans Famille et variations, on dirait des vignettes de classes sociales. Et les maisons, les intérieurs, la décoration, les extérieurs, les devantures, tout est hyper signifiant. On décode rapidement les personnages grâce à l’espace, ça ajoute plusieurs dimensions ; une dimension biographique, mais aussi sociale et politique. Dans J’me marie, j’me marie pas, la différence entre intériorité et extériorité ressort beaucoup. Les corps sont différents selon l’espace où ils se trouvent. À l’intérieur, ils semblent plus avachis, les filles sont très à l’aise. Quand elles vont dehors, on dirait qu’elles sont à l’armée. Ça parle de comment on habite les espaces publics, avec nos corps qui sont aussi politisés. Et s’il y a tellement de cinéastes documentaires femmes qui se sont interrogées sur les rapports familiaux, ce n’est pas anodin non plus. On y parle d’espaces donnés comme des espaces naturels, domestiques, privés, qui n’appartiennent à personne, et pourtant, il y a tellement de charge là-dedans. Tout se joue dans ces espaces clos. Il faut donc en parler, il faut les délier. Mireille Dansereau est hyper consciente de ça. Je me reconnais dans cette posture un peu défensive et dans cette manière d’être quand je me présente à l’extérieur versus quand je suis à l’intérieur. C’est un non-événement, mais les filles qui font des films vont peut-être se montrer plus conscientes des espaces, parce que ça fait partie de tout ce qu’on intériorise pour affronter le monde.
Notes
- OBNL fondé en 2007 composé de réalisatrices basées au Québec. Cet organisme a pour mission de : « atteindre l’équité pour les femmes dans le domaine de la réalisation au Québec et faire en sorte que les fonds publics destinés au cinéma, à la télévision et aux nouveaux médias soient accordés de façon équitable aux réalisatrices » ; « aspire à ce qu’une place plus juste soit accordée aux préoccupations, à la vision du monde et à l’imaginaire des réalisatrices sur tous nos écrans » en se préoccupant « de l’image des femmes dans les médias, et cherche à sensibiliser le milieu des arts médiatiques à diversifier les personnages féminins comme masculins écrits et mis en scène par les créateurs d’ici et d’ailleurs, afin de s’éloigner des stéréotypes homme/femme. », voir le site de l’organisme, https://realisatrices-equitables.com/qui-sommes-nous/(consultation le 10 janvier 2024). ↩
- Collectif de production, de distribution de diffusion fondé par Helen Doyle, Nicole Giguère et Hélène Roy, basé à Québec (1973-2015), https://fr.wikipedia.org/wiki/Vid%C3%A9o_Femmes (consultation le 10 janvier 2024). ↩
- Julia Minne est doctorante à l’Université de Montréal en Communication et en Arts plastiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi que partenaire et coordinatrice du projet, Savoirs communs sur le cinéma soutenu par la Cinémathèque québécoise. Ses recherches portent sur les modalités d’accès aux archives audiovisuelles féministes québécoises. ↩
- Le backlash est un concept forgé par Susan Faludi pour décrire le « retour de baton » — tel que le terme a été traduit en français — du féminisme durant les années 1980 et 1990. Cette régression était selon Faludi largement alimentée par les médias lesquels véhiculaient l’idée que le féminisme avait gagné maintenant libéré les femmes et que son maintien aurait des effets négatifs sur les femmes. Susan Faludi, Backlash : The Undeclared War Against American Women, New York, Crown Publishing Group, 1991 ; entretien avec Faludi, 25 octobre 1992, https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=RGwXkdn0l4s (consultation le 10 janvier 2024). ↩
- Ce documentaire fait partie de la série de films « En tant que femme » qu’elle a initiée à l’ONF au début des années 1970 (1972-1975). La série comprend six films et porte sur des enjeux que l’on appelait à l’époque « de femmes », soit À qui appartient ce gage ? (Susan Huycke, Clorinda Warny, Francine Saïa, Jeanne Morazain et Marthe Blackburn, 1973), J’me marie, j’me marie pas (Mireille Dansereau, 1973), Souris, tu m’inquiètes (Aimée Danis, 1973), Les filles c’est pas pareil (Hélène Girard, 1974), Les filles du Roy (Anne-Claire Poirier, 1974), Le temps de l’avant (Anne-Claire Poirier, 1975). ↩
- Louise Surprenant était une monteuse et a enseigné à l’École des médias de l’UQÀM. Elle fût une mentore pour Fanie. Elle est décédée en 2022. Jouvencelles lui est dédié. Quant à la notion de « faire du banane-banane », ça désigne lorsqu’au montage, l’image et le son se correspondent de manière littérale, trop convenue et peu inspirée. ↩