Donigan Cumming

Continuité et rupture

Texte de la conférence prononcée par Donigan Cumming à l’occasion de la tournée française “Donigan Cumming : Continuité et rupture”, série de soirées vidéo organisées par le Centre culturel canadien et Transat Vidéo, présentées à Paris, Hérouville Saint-Clair, Strasbourg et Marseille, du 25 octobre au 2 novembre 1999.
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Pour présenter mes vidéos, j’ai pensé orienter mes remarques sur deux aspects de mon travail, soit sur les notions de “continuité” et de “rupture”. Ces notions sont centrales à l’art contemporain – elles sont d’ailleurs au cœur de toutes les formes de communication. Ce sur quoi je voudrais attirer votre attention, c’est une question de degré. Mon travail est conçu pour souligner la co-présence de la “continuité” et de la “rupture” en tant qu’ils sont une construction persuasive de la réalité.

J’ai utilisé, dans ma pratique artistique et ce depuis le début, des images photographiques, du son, du texte et de la vidéo. Tous ces éléments sont liés entre eux par leur rattachement à une réalité extérieure – l’œuvre a pour fonction d’enregistrer et de documenter. Tout mon travail s’inscrit plus ou moins librement dans le cadre du documentaire social; il s’agit d’un travail qui interprète les attitudes sociales et les réactions individuelles. Ce que j’inclus dans cette catégorie du documentaire social, ce sont tous les aspects du travail artistique : la vie affective de l’œuvre dans sa totalité (de sa production jusqu’à sa réception), les questions liées aux réactions de la critique et du public en général, l’éthique professionnelle, les dispositifs narratifs, la symbolique, la rhétorique, le mythe, ainsi de suite. La continuité qui anime mon travail tient à la volonté de soulever des questions sur la pratique documentaire – à mettre en jeu les attentes- et ce, même lorsque je présente la réalité des conditions sociales. En somme, ce travail commente, et souvent de manière très critique, la tradition documentaire qui le nourrit et lui sert de cadre. L’artifice manifeste et la résistance à l’orthodoxie en sont les principaux signes de rupture – la fiction s’infiltre dans la maison de la vérité et vice et versa. Dans “La Réalité et dessein dans la photographie documentaire”, une exposition qui regroupait plusieurs années de travail photographique et qui a été présentée pour la première fois au Centre national de la photographie en 1986, j’avais commencé à aborder des enjeux qui sont toujours les miens aujourd’hui, comme sont toujours présentes les personnes qui ont été mes modèles à cette époque. Les personnes encore vivantes comme celles qui sont aujourd’hui décédées.

L’une de mes principales sources d’inspiration est la révolution qui a marqué le film ethnographique, qui admettait désormais la participation et par conséquent l’effet causé par la présence du cinéaste dans son film. Dans mon cas, c’est la présence du photographe documentaire qui se sent plan après plan; on la sent aussi dans l’affect qui traverse l’œuvre de part en part, à la fois dans son épaisseur et dans la durée, un affect qui se développe en de profondes ramifications. Mes photographies comme mes vidéos sont élaborés à partir d’une communauté de figures en migration. Ces personnes n’ont jamais réellement constitué une communauté cohérente avant d’être recrutées pour poser comme des figures types dans ce que je considère être une œuvre de fiction documentaire. Mais la nature de la photographie détermine à elle seule sa part de réalité ; une communauté s’était formée et j’ai continué, depuis, à vouloir connaître ses membres et à travailler avec eux.

Cut the Parrot

Cut the Parrot

Lorsque je dis de cette communauté qu’elle est migrante, je veux dire plusieurs choses en même temps. Quelques-unes des personnes avec lesquelles je travaille appartiennent en fait à la classe des travailleurs ou des assistés sociaux. De ce groupe disparate, ceux qui sont en bonne santé et encore mobiles se déplacent beaucoup; pour eux, la domesticité est un sujet de conversation constant. Si la chambre figure avec une telle importance dans mon travail, c’est en partie parce qu’elle permet de susciter une réflexion sur les préoccupations personnelles de mes sujets; mais ces chambres ne sont pas nécessairement les leurs. Pour la plus grande partie des membres composant la société, les accidents, la maladie, le vieillissement imposent des contraintes extérieures qui les dépouillent de la seule chose qui leur restait, à savoir le pouvoir de diriger leur vie et de rester chez eux.

Le vieillissement et la maladie dépouillent également ces personnes d’autres choses moins tangibles. On a déjà dit de mon travail qu’il brisait la règle selon laquelle on devait, dans certaines circonstances et par politesse, savoir ne pas regarder avec insistance. Bien sûr, il est convenable de regarder, de fixer même, lorsque l’objet du regard est entier et qu’il se porte bien. La bienséance nous impose d’arrêter de regarder – c’est-à-dire détourner notre regard – lorsque la personne que nous avons toujours regardée perd ses pouvoirs, qu’elle est défigurée ou masquée par quelqu’appareil médical. Dans ce cas, où diriger notre regard ? Dans la chambre d’un parent malade ou dans l’appartement d’une personne veuve et âgée, notre regard a tendance à fuir et dériver. Mes photographies regardent fixement. Mon travail vidéographique s’approche au plus près de ce sentiment que provoque le regard fixe – la vision embrouillée qui dit “j’en ai assez vu” – mais il revient toujours obstinément au sujet. J’ai regardé ces personnes en pleine face pendant 17 ans et je compte bien continuer à le faire.

A part les déplacements vers le haut ou vers le bas de l’échelle sociale, dans ou en-dehors des regards convenables, une autre forme de mobilité est créée, au sein de cette communauté

Erratic Angel

d’acteurs amateurs, par la narration et le jeu. J’utilise beaucoup de métaphores théâtrales, tant quand je produis que quand je parle de mon œuvre. Ce n’est pas le spectacle pour lui-même qui m’intéresse mais il y a certains aspects de l’expérience théâtrale qui sont cruciaux pour ce que je fais. Il s’agit là d’une théorie sociale de base mais elle a marqué ma formation et est au cœur de mes premières sources d’inspiration. Mon passé est fait d’un mélange : il vient du théâtre (je veux dire de Beckett, Artaud, Brecht et Ionesco) puis, plus tard, de la performance de la fin des années 60 alors que Fluxus et le Funk étaient aussi dans l’air.

Mon passage de la photographie à la vidéo en a surpris quelques-uns mais ils oublient que j’ai fait mon premier film en 1968 en collaboration avec Robert Forsyth. C’était un film de 8 minutes sur une bande sonore de 2 heures et demie. La bande son de Tennessee Street commençait avec la lecture d’extraits tirés du livre The Bride and the Bachelors de Calvin Tomkins; on nous voyait rouler le long d’une avenue commerciale, arrêter notre camionnette pour parler aux gens, acheter des beignets- cette promenade a duré trois heures au total. Nous étions contre le montage alors on a mis le film en boucle sur toute la durée de la bande sonore. Robert et moi avons fait une petite tournée avec ce film. La dernière présentation a eu lieu à Columbus en Georgie où le film n’a pas été bien reçu. Il m’a fallu vingt ans avant d’en faire un autre.

Malgré cet échec de jeunesse, j’ai continué à emprunter les outils de la culture populaire. Je cherche à cultiver l’implication du spectateur – même si je dois pour cela être confronté à des vagues de désapprobation ou de rejet. J’ai lu quelque part que le livre qu’on décide d’arrêter de lire a très souvent une influence plus grande que celui qu’on lit jusqu’au bout. C’est ce que je me dis lorsque les gens sortent en plein milieu d’une de mes projections. Je veux être provocateur ; je crois devoir l’être. Mon travail s’adresse aux gens qui sont pris, même inconsciemment, par les événements théâtraux, des romans-feuilletons télévisés (les “soap opera”) jusqu’à la politique. Ils sont habitués au spectacle et leur monde est tapageur. Je suis tapageur moi aussi.

Dans son contenu comme dans sa dimension théorique, mon œuvre soulève des enjeux catégoriques de confusion et de transgression. C’est avec la photographie que j’ai d’abord abordé ces enjeux. Ses qualités réalistes me plaisent, le détail, le fait qu’elle semble décrire une situation avec justesse ou avec plus de vérité que tout autre média. J’aime ce que fait et ce qu’incarne la photographie – la manière dont elle peut être utilisée en relation avec d’autres médias. Depuis le début, j’ai utilisé le son pour miner le réalisme des photographies. Dans les installations photographiques, une bande son répétée de manière obsessionnelle venait troubler la pureté de l’image. L’idée m’est venue ensuite de soumettre le spectateur à une confrontation du même type avec la fiction documentaire. Dans les récentes installations multi-média, la répétition prend la forme de réincarnations et de boucles rythmiques. Mon style photographique est transposé dans la vidéo sous forme de long plans continus et de discussions hors champ qui viennent ébranler la forme documentaire. Je vois le grain de la vérité dans tout cela : les techniques photographiques et vidéographiques discordantes simulent les pressions que subissent les gens dans leur vie. Les tensions systématiques assurent le maintien d’une condition au-delà de l’absurde – au-delà de sa négativité-, comme un théâtre interdisciplinaire du chaos – une condition productive. Ce que je recherche à travers cette intégration des médias est un niveau de désintégration qui défait l’unité de chacun des médiums et qui stimule le désordre. Le son, qui opère à l’intérieur et à l’extérieur du corps, est tout particulièrement efficace en ce sens. J’aime les chansons sentimentales sur l’amour, Dieu et la terre. J’aime le son de la télévision en arrière-plan des scènes parce que cela a vraiment l’air de nourrir l’imagination des mondes que je photographie et que j’enregistre.

J’ai utilisé plusieurs formules différentes pour faire référence au monde que je photographie : une communauté imaginaire, une arène, un théâtre – il s’agit là de concepts très ouverts car je tiens à ce que l’espace de travail s’ajuste à un grand nombre de personnes et d’entreprises. C’est ma propre entreprise bien sûr qui est au centre de tout cela. Le travail que je fais est intensément personnel et basé sur des leçons de vie. L’histoire que je raconte, à la fin de la bande vidéo Coupez le perroquet, est vraie. Mon frère aîné, Julien, est un déficient mental. Grandir avec Julien – avec tous les paradoxes de sa vie – m’a fortement influencé. Je pense sans cesse à Julien et aux personnes qu’il m’a présentées. Elles m’ont conduites à d’autres personnes dont les perceptions et les expériences sont tout à fait différentes des miennes. Je ne représente pas leurs perceptions et je ne

A Prayer for Nettie

prétends pas le faire – je représente les miennes, qui sont fondées sur le regard que me renvoient les gens. Je travaille avec des personnes qui ont des qualités particulières que je veux réunir en une seule œuvre. Quelques-unes d’entre elles travaillent avec moi pour le plaisir de jouer. D’autres le font seulement pour l’argent. D’autres encore, comme Nettie Harris, veulent travailler mais elles cherchent aussi à transmettre un message à la société. Le sien était lié au fait d’être une vieille femme. Nettie a compris l’impact que pouvait avoir ce qu’elle faisait sur d’autres vieilles femmes du même groupe social et elle était prête à prendre le risque d’être critiquée. D’autre personnes avec qui je travaille cherchent à transmettre des messages de rébellion, de non-conformisme, de colère et de spiritualité. J’incorpore leurs messages à mon œuvre.

Le contenu de mon travail a suivi mon développement personnel. J’ai été jadis beaucoup plus en colère qu’aujourd’hui. Réalité et dessein était une sorte de revanche sur ce qu’on appelait alors la photographie engagée- la critique était ostensiblement pointée sur les collègues photographes mais aussi sur la suffisance du public. Mon travail est devenu, depuis, moins didactique, plus personnel. Je ne me préoccupe plus d’anticiper ou de résumer les sentiments des autres. Ce que je veux faire maintenant c’est créer un espace public où les gens peuvent vivre une expérience productive.

Lorsque j’explique mes projets, je peux les relier entre eux comme les morceaux d’un grand ensemble. Une prière pour Nettie a été le pont entre mon travail photographique et vidéographique. C’était une élégie à mon modèle défunt. Coupez le perroquet a suivi très logiquement comme une

After Brenda

extension de ma relation avec Albert, le principal pleureur de Nettie. Mais en fait, Albert connaissait à peine Nettie. Les autres ne la connaissaient pas du tout. Il y a bien un homme qui pleure et qui souffre mais cette douleur n’est pas dirigée vers Nettie mais plutôt vers sa femme. Coupez le perroquet devait être une comédie mais Albert est mort, alors la comédie s’est transformée en veillée mortuaire. Dans Après Brenda, on est devant un cas de désir obsessionnel, celui de Pierre pour Brenda, une femme qu’il a aimée et violée. Mais l’obsession essentielle, le moteur de cette œuvre était ma propre obsession pour un acteur masculin qui m’avait promis de travailler avec moi et qui a disparu. Alors que je recherchais Gerry, je suis tombé sur Pierre qui voulait Brenda et son obsession s’est assimilée à la mienne. Pour contrer la dimension mélodramatique du chagrin d’amour de Pierre, j’ai inventé une histoire beaucoup plus froide où dépendance, absence de foyer et mort accidentelle sont racontées par un narrateur sans identité. Dans L’Ange capricieux, le récit s’est développé à travers l’histoire de la vie de Colin, un homme de ma génération qui a eu moins de chance que moi.

C’est ainsi. Je me suis déplacé d’un projet à l’autre d’une manière assez instinctive. Lorsque j’ai commencé à travailler sérieusement avec Nettie Harris, il s’agissait de la regarder, après l’avoir regardée pendant six ou sept ans j’ai réalisé qu’elle devenait vraiment vieille et à quel point j’étais impliqué dans ce processus. Étant plus jeune, je trouvais important de changer et de faire quelque chose de nouveau. Maintenant, j’accepte le fait d’être conduit par des questions majeures et non résolues auxquelles je réponds différemment à des époques différentes de ma vie. C’est très étrange mais cette prise de conscience semble avoir mené à plus d’expérimentation plutôt qu’à moins.

Une prière pour Nettie (1995)

Ma première bande, Une prière pour Nettie, est une œuvre de transition, conçue, à l’origine, comme partie d’une installation comprenant des photographies et sept moniteurs. Cela explique la structure épisodique de cette bande vidéo, même si, au moment de sa production et de celle des bandes suivantes, j’ai pris peu à peu conscience d’être tombé là sur un facsimile tout a fait exploitable de ma propre vision du monde. Cette bande est une élégie dédiée à Nettie Harris qui fut mon modèle principal pour le projet photographique Pretty Ribbons. Nettie est décédée au mois d’octobre 1993. C’est pendant l’été qui a précédé sa mort que j’ai commencé à la filmer. Nous nous rencontrions déjà une fois par semaine pour travailler ensemble; le moment du tournage n’a rien changé à cette habitude. Cette bande vidéo porte sur le deuil et la mémoire.

Coupez le perroquet (1996)

Ma deuxième bande, Coupez le perroquet, fut inspirée de la dernière scène dans Une prière pour Nettie. Albert Smith et moi y jouons une petite satire qui brise le cycle de piété et d’espoir, ceci après avoir fait sortir le chat au début de la séquence. Cette improvisation m’a donné l’idée de faire une comédie avec Albert, idée qui a persisté même après sa mort. Coupez le perroquet est donc devenue une bande sur la mort d’Albert, pas une élégie mais une veillée mortuaire. Les gens racontent des histoires, des blagues, ils trouvent du sens dans les choses les plus banales. Les personnages évoluent entre Albert vivant et Albert décédé, puis bifurquent sur la vie et la mort de ceux qu’ils aiment. Ils prient, chantent, se souviennent d’histoires de la guerre… La veillée crée un espace d’exutoire carnavalesque, faisant la mort grande, bruyante et réelle, dans la sécurité d’un récit fictif. Ma scène préférée dans Coupez le perroquet est un dialogue avec Susan…

After Brenda (1997)

Après Brenda est l’histoire d’un homme appelé Pierre. Cet homme a de sérieux problèmes – sans abri, il a été jeté en prison pour enlèvement et viol, a été acquitté et est toujours obsédé par une femme dont il est amoureux et qu’il accuse d’être la source de tous ses maux. Il s’agit de Brenda dont nous faisons la connaissance dans l’appartement temporaire de Pierre. Je considère ce vidéo comme un roman. Les acteurs amateurs jouent des versions de leur propre vie dans des décors qu’ils ont créés eux-mêmes – leurs chambres, leurs paysages urbains. Si ces aspects de mes vidéos peuvent être considérés comme vrais, ma prétention à la fiction l’est tout autant. Dans son obsession pour Brenda, Pierre imagine qu’elle couche avec n’importe qui. Il accuse Nelson, un homme âgé, de coucher avec Brenda juste sous ses yeux. Ce fantasme est très ordinaire ; il s’agit d’un mélange très humain de fait et de fiction. La vie de Pierre est entièrement construite sur ce type d’intrigues tordues.

L’Ange capricieux (1998)

L’Ange capricieux est un documentaire. La figure centrale est Colin Kane. Colin est un homme de mon âge; nous venons du même monde et avons vécu plusieurs expériences semblables. A un certain moment, nos vies ont pris des tournants opposés et Colin est tombé au plus bas dans l’alcool et la drogue. La situation de Colin n’a rien d’exceptionnel mais cette personne s’avère être un informateur très articulé. Il a vraiment pris au sérieux l’idée de ce film comme si celui-ci pouvait constituer une forme de thérapie artistique, participer à sa guérison. Il s’agissait aussi pour lui d’une performance. Colin est d’une franchise brutale et très critique par rapport au système médical. En même temps, comme vous pourrez le voir, et alors même qu’il déclame, Colin sort quelquefois de la peau de son personnage et de son rôle de sujet documentaire. Ce glissement correspond précisément à une forme de rupture que le cinéma documentaire traditionnel tend à éluder.

Karaoke (1998)

en-tete

Karaoke est tout court – juste trois minutes. Cette bande fait partie d’une série sur laquelle je travaille actuellement, plus photographique que cinématographique. J’appelle cela des Moving Stills.

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