Avant, après
De l’actualité ou de l’inactualité de la cinéphilie
« Qu’est-il advenu de la cinéphilie ? »
La question de la cinéphilie, depuis son hapax dans les années 60, ne semble pouvoir se poser que dans les termes et avec la voix de la tragédie. Parler de cinéphilie aujourd’hui – mais rares, il semble, sont ceux qui en parlent, d’où l’inactualité forcée de ce papier – consiste obligatoirement à reprendre le chapelet de litanies là où il fut laissé et le poursuivre avec une variation ou deux, mais en conservant les même intitulés : « La crise de la cinéphilie », « La cinéphilie en question », « La cinéphilie existe-t-elle encore ? », « Quelle cinéphilie pour les gueux ? », « Malaise dans la cinéphilie », etc.
De quoi parlent ceux qui égrènent ce chapelet (j’en suis, bien entendu, à mes heures) : quelque chose a une époque (45-68) a eu lieu qui s’est appelé « la cinéphilie ». Depuis – hormis une poignée toujours plus maigre de résistants – tout n’est que « règne du visuel », « empire de l’audimat », abêtissement des masses, etc. Cet état de fait serait en partie dû à une négligence de la cinéphilie elle-même : après mai 68, elle se réfugie dans l’orthodoxie freudo-marxiste, et lorsqu’elle sort de sa catatonie idéologique vers la fin des années 70, il est déjà trop tard : les barbares (publicité, télévision, communication, information) assiégent déjà la planète-cinéma, et l’assujettiront bientôt à un « monde sans le cinéma », pour reprendre la formule de Serge Daney. Nous baignerions dès lors toujours plus dans du visuel (les écrans, les images animées, les affiches, les panneaux, les publicités tapissent de plus en plus le réel), tissu dédifférencié où tout, tôt au tard, finit par se ressembler (ainsi des images de la souffrance comme de la pornographie) : on finit par désapprendre à voir, et on n’a plus de larmes pour pleurer (Godard). Une idée de l’enregistrement/projection du monde dans son altérité/singularité – que le cinéma garantissait – se serait graduellement perdue avec l’arrivée de la télévision, des appareils portables, du cinéma maison, ou encore des mégaplexes qui essaient de compenser par le bruit et la fureur leur absence en tant que « milieu » où convergerait une véritable passion commune (chose que certaines petites salles, à « hauteur d’homme », ou encore certains festivals, retiennent encore, par le fil fragile de la mémoire).
C’est à peu près ainsi que l’on devrait raconter l’histoire de ce qui advint à la cinéphilie après mai 68. Cette histoire, transmise par ceux qui la firent ou ceux qui tentèrent d’en être les héritiers, a abouti, entre autres, à une somme signée Antoine de Baecque (c’est-à-dire la somme de coupé-collé de ses livres et articles précédents), et intitulée La cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968 1 . À ces constats éplorés sur la ruine de la cinéphilie, il faut ceci : dans le scénario de de Baecque, la cinéphilie naît et meurt totalement, tendrement, tragiquement, parisienne (il n’est question ni d’Iris Barry, ni de Jacques Ledoux, ni du National Film Theater de Londres, ni des critiques-cinéphiles allemands, brésiliens, hollandais, québécois, japonais). Nul n’est en droit de contester que c’est la cinéphilie version parisienne qui lui accorda ses premières lettres de noblesse, que c’est elle qui en a formulé le programme le plus riche, l’idée la plus haute, et qui enfin l’a entourée d’un halo romantique quelque peu encombrant, mais éminemment exportable. Ceci dit, il est frappant de voir à quel point cette vue hexagonale (voire intra-périph’) de la chose va-de-soi pour une tranche de la critique de cinéma en France, au point que personne chez Fayard n’a cru bon de demander à Monsieur de Baecque de rajouter …en France après La cinéphilie, ne fut-ce que par respect pour tous ceux qui – critiques, fondateurs et programmeurs des cinémathèques à travers le monde – ont eu leur mot à dire dans l’histoire de la cinéphilie.
Loin de moi l’idée ici de chercher noise au brillant critique de Libé et à son étude (qui est d’ailleurs fort bien documentée). Je me demande – plus candidement – quel est l’intérêt aujourd’hui d’entamer une réflexion sur la « cinéphilie » qui ne tiendrait pas compte de ces développements plus récents, d’évaluer l’impact qu’ont eu sur la cinéphilie les nouveaux supports, et d’évaluer ces excroissances historiques et théoriques 2 . La cinéphilie n’est plus ce qu’elle a été, certes, mais cesse-t-elle d’exister pour autant ? Une des façons de l’envisager, dès lors, serait de tenter d’en formuler une définition qui ne serait pas obscurcie par la nostalgie, qui témoignerait de façon juste de la relation du spectateur au film. Une autre, serait de penser à partir de l’image que le cinéma nous renvoie de la cinéphilie aujourd’hui.
Les deux courts articles qui suivent tenteront par diverses voies de parcourir ces champs d’interrogation.
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La cinéphilie, serait à entendre, au plus simple, comme un amour des images lié aux affects que le cinéma mobilise, et qui sont (ces affects) à la mesure de l’affection du cinéaste pour la réalité, pour la portion plus ou moins grande du réel qu’il traduit et condense dans le cinéma qu’il fait. Cette version, idéale, quelque peu bazinienne, se transbahute depuis les années 50-60, et c’est par procuration que les moins de 30 ans peuvent en parler dans ces termes aujourd’hui, qu’ils sont appelés à y croire, à y consacrer du temps. De même que les jeunes gens des Cahiers (mais aussi toute une génération de créateurs-cinéphiles des années 60-70, en Europe, en Amérique) apprirent à faire du cinéma en cinéphile, nous avons appris la cinéphilie par le biais des films de cinéastes-cinéphiles (de Godard à Fassbinder, de Forman à Tarkovski, d’Oshima à Oliveira), élevés directement ou indirectement à la baguette de Bazin. Ce sont eux qui ont été les véritables passeurs dans le monde, avec quelques critiques par la suite (Daney, Rosenbaum, Farber, Sontag, etc.), d’une image et d’un fantasme cinéphilique. C’est à travers eux et leur double emploi de cinéphile-cinéaste, que se sont formulées et propagées les deux modalités de la cinéphilie à la fois comme mode de vie et vision du monde.
La cinéphilie serait, à partir de là, une façon d’organiser son emploi du temps autour et en fonction des films (la cinéphilie comme récit des choses qu’on a dû raconter ou faire pour ne pas rater la projection d’un film), et d’organiser sa perception et son appréhension du monde en fonction de la coloration particulière que certains cinéastes ont su lui donner (la cinéphilie comme ensemble de choses qui ne prennent sens que parce qu’ils évoquent tel film de Rossellini, Ozu, Godard, Tarkovski). Mais ce second aspect de la cinéphilie – le plus important – tend à disparaître aujourd’hui au profit du premier, qui en fait une simple emprise passionnelle, et souvent passagère, sur la vie, qui n’entame pas la puissance « transformatrice du réel » du cinéma et ceci se confirme si l’on considère trois formes majeurs de la cinéphilie. Il y a un cinéphilie de festival, qui correspond au moment de l’année où une ville entière devient (ou se dit) cinéphile en deux jours (on se tape 57 films en une semaine). La plupart de ces boulimiques auront oublié jusqu’au titre et au pays d’origine du film qui aura été leur coup de cœur deux jours auparavant (on ne les verra d’ailleurs dans aucune salle de cinéma, ou presque, jusqu’au festival suivant).
Il existe aussi une version maniaco-pathologique permanente, celle du film-buff filmivore qui voit tout sans distinction et sans rien voir, peu importe le support. Une autre frange, enfin, de ce qu’on appelle la cinéphilie, plus coriace et branchée sur l’actualité, est nourrie par un désir impérieux de participer à la communauté, élargie et sans frontières de ceux qui ont vu ou savent tout sur le dernier Despléchin, Tsai Ming-Liang, Bela Tarr, et qui savent prononcer et épeler Apichatpong Weerasethakul. Ceci peut même devenir à la longue plus important que d’éprouver au contact des films une véritable expérience esthétique, d’en mesurer l’originalité. Le reste, au fond, n’est qu’exception.
Prenons maintenant la question à rebours. Est-il possible de dire ce qu’est la cinéphilie, sans dire ce qu’elle fut, ou se lamenter sur ce qu’elle est devenue ? Ne risque-t-elle pas de retomber, une fois extraite de son contexte, à une simple iconophilie, à un simple amour des images, aveugle et irrationnel ? Repartons de ce que veut dire « aller au cinéma », quitte à inventer quelques instants un scénario idéal ? « Aller au cinéma », c’est ouvrir une plage de disponibilité, où l’on va chercher quelque chose, et où l’on s’attend à recevoir quelque chose. Ce quelque chose n’est pas dans le film, comme un contenu qui se déverserait en nous, il repose sur le fait d’être dans le film. Être dans le film : se trouver dans une salle, devant un écran sur lequel est projeté un faisceau de lumière et d’où jaillit une masse de sons. Ce que le film est, ce qu’il nous fait, vient ensuite : assister à une projection, c’est donner du temps à un film, qui nous donne à son tour un peu du temps du monde. Se produit alors, pour qui sait lui être sensible, un événement de mémoire : quelque chose nous point, qui nous retient et que nous retenons. La cinéphilie est peut-être avant tout la recherche de ce lieu où l’on sait que va s’imprimer de la mémoire, même fugace, même obsolète. S’introduire dans des durées, lire le tissu de détails du monde, se prêter au jeu de la lumière et de l’obscurité, voir ce qu’un regard a permis de montrer et se faire une mémoire qui, par strates successives, construit en nous une image de ce que peut ou a pu être le cinéma. Cette mémoire n’a d’ailleurs de sens que si elle est rapportée à un ensemble d’affects, de tournures, d’angles et de prises, que notre imagination décompose et recompose d’œuvres en œuvres, et ce, sans nécessairement être à même d’en faire la critique, de produire un discours. Je serais même tenté de dire que la cinéphilie se situe toujours à un niveau plus infra : ce qui nous retient et fonde cet amour des images, c’est justement quelque chose qui échappe à l’évaluation (esthétique, historique, etc.), et qui serait ce qui nous échappe dans la vie, ce qui passe. Est-ce alors une part de l’indécidable et du contingent de notre existence qui se trouve projeté à l’écran, et qui nous donne à la fois l’impression d’en être la conservation, et la trace échappée 3 .
Cette approche phénoménologique ou ontologique de la cinéphilie est intimement liée à la salle de cinéma, et au dispositif de projection pellicule et ce, en raison d’une double indicialité : indicialité du film (c’est-à-dire quelque chose a été imprimé en lumière sur une matière), et indicialité du fait même de la projection du film (c’est-à-dire, ce film, tel qu’il est projeté, a été vu par d’autres, il en porte les marques). C’est ce double effet de communauté (communauté avec les gens et les choses filmées, communauté avec les gens, d’hier et d’aujourd’hui, qui ont vu le film) qui rend la cinéphilie si attachée à une idée qu’elle se fait d’elle-même : communauté imprenable, dans le temps et l’espace, par essence mélancolique. Cette mélancolie, dont la posture critique a été essentiellement développée au cinéma à partir des années 80 par Serge Daney du côté de la critique, Wenders, Garrel, Godard du côté des cinéastes, aurait sûrement quelque chose à voir avec la disparition progressive de salles d’art et d’essai, à l’impression de plus en plus prégnante de faire partie d’une race en voie d’extinction, à la dissolution d’une idée et d’une pratique de cinéma qui donnait envie de faire partie de la chapelle cinéphilique, « maison du monde ».
Le ton chagrin avec lequel les critiques parlent de la mort ou de la déréliction du cinéma (par exemple, le célèbre article de Susan Sontag, « Decay of Cinema », paru dans le New York Times en 1996 4 ), passe par la mort d’une idée profonde de la cinéphilie (ou de la cinéphilie comme idée profonde), appareillée à la fois d’un milieu (réseau de salles, petites et grandes, cinémathèques peuplées), un accès en salle à des films majeurs de partout (un bassin d’œuvres internationales, contemporaines et de répertoires), et à un déferlement de grandes œuvres d’auteurs (le cinéma mondial, de 58 à 77). Les salles de répertoires sont tombées une à une (Paris, là encore, fait exception, mais ne fait que confirmer la règle), seules une poignée demeure, alors que tout le marché semble s’être tourné vers la vidéo, et les multiplexes commerciaux qui ont été conçus essentiellement pour un public d’adolescents (jeunes comme vieux).
À partir de là, deux approches se dessinent, deux espoirs demeurent, si l’on veut parler positivement de la cinéphilie. Premièrement, on peut regarder vers le passé, et tenter d’y puiser un certain nombre de forces pour maintenir et ranimer quelque chose de ces bouts de mondes perdus : projection en salle, territorialisation sur les cinémathèques, attachement aux supports originaux, auteurisme affiché, effets recherchés de communauté. Il s’agirait alors de travailler – et cela suppose presque d’office une certaine mélancolie – à préserver et transmettre une idée de la cinéphilie, simplement parce qu’elle est belle, parce qu’elle est profonde. Se faire, d’une manière ou d’une autre, passeur de cette idée, chacun à son échelle, selon ses possibilités, mais sans nostalgie, sans regrets funestes, sans mépris pour le présent. Car là où la nostalgie fige le passé en espérant le restaurer, la mélancolie (cinéphilique), plus complexe en cela, saisit le manque à même le présent, et y puise, à partir des traces restantes du passé, une énergie sombre, profonde et créatrice. Suivant ce point de vue, le passé est à la fois impossible à restaurer et n’a pas encore eu lieu, ses promesses restent à venir : « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé » (Godard, Histoire(s) du cinéma, repris à Faulkner).
Une seconde approche, qui n’est pas nécessairement opposée à la première, consiste à saisir le moment présent, à replacer la cinéphilie dans une évolution de l’histoire du cinéma et de ses supports de projection / diffusion, afin de voir, ailleurs que dans les lieux traditionnels, le sens que peut prendre la cinéphilie aujourd’hui. Au lieu de se lamenter devant l’envahissement des nouveaux canaux de diffusion du cinéma, le dépeuplement des salles, le vide sidéral du régime audio-visuel actuel, il faudrait plutôt tenter de voir où s’est réfugié le désir de cinéma, et de comprendre de quelle façon les nouveaux supports pourraient devenir garants d’un nouveau possible pour le cinéma et la cinéphilie. C’est ainsi que Dominique Païni parlera d’une nouvelle cinéphilie : « une cinéphilie sans cinémathèque, des dévots sans temples. » 5 Pour Païni, l’anti-corps aura été, dans les années 80-90, la vidéocassette, et, depuis la fin des années 90, le DVD. Autant ces techniques de reproduction du film ruinent l’aura du film, autant elles peuvent ouvrir des nouvelles possibilités de lecture et d’écriture et permettre une approche tout aussi stimulante de la cinéphilie. Il est infiniment plus aisé, grâce à ces techniques, de comparer des œuvres, de décortiquer un style, de déplier dans tous ces détails la construction et le contenu d’un plan : arrêt sur image, accéléré, ralenti, retour en arrière, sont autant d’outils qui aident à approfondir son amour des images (bien qu’il passe par une violence certaine). En disloquant le déroulement temporel du film, on peut faire apparaître, une certaine plasticité des gestes, des mouvements, des décors, qui fait l’économie du déploiement narratif aux profits du « morceau », de l’extrait, de l’éclat sublime, du détail fulgurant : une histoire rapprochée du cinéma.
Cette nouvelle cinéphilie, Païni le rappelle 6 , va coïncider tout au long des années 80 et 90 avec une réévaluation complète et une redécouverte laborieuse du cinéma des premiers temps. Cette fièvre archéologique allait s’emparer des archivistes et des universitaires qui allaient patiemment exhumer des kilomètres et des kilomètres de films « primitifs ». Ils tenteront d’en saisir toute la complexité historique, et poseront un regard sur ce cinéma qui s’intéressera moins aux procédés narratifs-primitifs de ce premier cinéma, que sur ses traits « attractionnels » et « monstratifs », qui en faisaient toute l’originalité. Ces bobines étaient redécouvertes dans un état parfois très parcellaire, abîmé, fragmenté, forçant ainsi une lecture ralentie, tactile, et souvent disloquée de films eux-même discontinus et fragmentés, disloquant l’idée du film comme œuvre totalisable (films incomplets, films faisant partie d’une série, absence de clôture narrative). Païni soutient qu’on peut tenter un parallèle entre « la découverte en état fragmentaire des films les plus anciens et le visionnement fragmenté des films » 7 grâce au magnétoscope. Ces deux modalités de la lecture des films, finalement, y privilégient la plasticité de l’image, les rythmes, les gestes, la mise en scène, plutôt que le patient nouage des intrigues et de la dramaturgie. Aussi douteuse que puisse paraître cette comparaison, il demeure qu’un bon nombre d’artistes-vidéastes, de cinéastes expérimentaux, et une certaine frange de cinéastes des années 80-90, s’inspireront du cinéma des origines, l’emploieront et le recycleront, tout en l’analysant à partir des nouvelles possibilités de manipulation de la vidéo (bien que plusieurs demeureront attachés à la pellicule). Le cas des Histoire(s) du cinéma de Godard est évidemment exemplaire à cet égard, mais n’est pas seul (Reble, Le Grice, Gehr, Müller, Farocki, Ricci-Lucchi et Gianikian, Connor, Arnold, Morrison, Razutis, etc.). Ces gestes de réappropriations ne seraient, finalement, pas si éloignés d’une attitude cinéphilique procédant par comparaisons, rapprochements, fragmentation, telles que le permettent les divers outils de reproduction actuels.
Il est évident que la cinéphilie, aujourd’hui, doit être envisagée à partir de ce type de questionnement et de ce type de pratique. L’accès à un stock de plus en plus vaste de films en support DVD (et une pensée du film comme stock d’informations), enrichit peut-être, mais surtout réinvente la cinéphilie en privilégiant un mode plus fragmenté, parcellaire de lecture des films, et en déplaçant le milieu d’échange que fut la salle, ou la Cinémathèque, vers une communauté plus vaste et spécialisée à la fois, qui sillonne plus souvent qu’autrement le réseau électronique (on commande, très vite, n’importe quel film, ou presque), des réseaux d’échanges de cassettes, etc.
Bien entendu, d’un côté la cassette VHS ou le DVD réduisent le film, matériellement, à un pur objet commercial, un pur produit d’échange. En achetant du poulet, on peut recevoir « en prime » un film, ce qui nous éloigne quelque peu (et en à peine un siècle), du « royaume des ombres » mystérieux et fascinant qu’était le projection d’un film cinématographique. Perte d’aura, perte de mystère, mais, d’un autre côté, nouvelle possibilité de lecture, et d’écriture de l’histoire (pour qui s’y intéresse) : fragmentation, remontage, dislocation, une cinéphilie (plus analytique) saura exploiter la reproduction des films, de la même manière que les historiens de l’art parvinrent à brillamment tirer profit de la reproduction des œuvres d’art : un musée imaginaire, équivalent pour le cinéma de ce que Malraux annonçait pour l’histoire de l’art en entier, existe désormais. Plus secret, plus privé, mais potentiellement – c’est l’espoir, c’est ce qu’il reste à faire – ouvert à partage, dans des sphères plus ou moins occultes (universités, ciné-clubs, festivals marginaux), ou sur une plus vaste échelle (on pense aux efforts d’Alain Bergala pour introduire l’étude du cinéma dans les petites classes, et qui mise beaucoup sur des éditions DVD pédagogiques).
Je serais d’avis que les deux approches de la cinéphilie énoncées plus haut doivent être défendues en même temps. À la fois dans sa version anachronique, résistante, mélancolique, et à la fois dans sa version contemporaine, orientée vers l’avenir, attentive à l’accès aux œuvres, aux nouvelles possibilités de lecture et de transmission que permettent les nouvelles technologiques. L’avenir de la cinéphilie repose peut-être sur la persistance et la force d’un souvenir qu’il faut sans cesse alimenter. Mais aussi sur la capacité de ce même souvenir à dépasser sa nostalgie stérile, afin de se saisir en tant qu’occasion et chance pour le présent : comprendre son historicité, et se rappeler son histoire, celle d’hier et de demain.
Notes
- Antoine de Beacque, La cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2003) ↩
- C’est entre autres sur ces questions que se penchent Jonathan Rosenbaum, Adrian Martin et al., dans Movie Mutations – The Changing Face of World Cinephilia, Londres, British Film Institute, 2003. ↩
- Cette idée est développée par Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time : Modernity Contingency, the Archive, Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. 225-232, et Paul Willemen, Looks and Frictions : Essays in Cultural Studies and Film Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. 228-243. ↩
- Susan Sontag, « The Decay of Cinema », New York Times, 26 janvier 1996. Voir sur ce sujet, [Colin Burnett, « An eye for the exemplary », Offscreen->http://www.offscreen.com/biblio/phile/essays/sontag/] ↩
- Dominique Païni, Le temps exposé : le cinéma de la salle au musée, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 2003, p. 34 et passim. ↩
- Ibid., p. 40. ↩
- Idem. ↩