Bleu (Krzysztof Kieślowski, 1994)

Affinités maternelles

Il m’arrive souvent de penser à ma mère devant les films. Au cinéma, ce sont les femmes de ma famille qui m’y ont amené : ma tante, ma sœur, ma grand-mère, surtout ma mère. Elles aiment le cinéma sans être particulièrement cinéphiles : ma grand-mère regarde les costumes, s’émerveille devant les grandes tirades ; ma tante, très catholique, observe la bien-pensance du film, le bon respect des mœurs, s’agite sur son siège dès que deux hommes s’embrassent à l’écran ; ma mère adore les acteurs, surtout Jeremy Irons, « l’homme le plus charismatique de l’histoire », selon elle.

C’est à elle, à ma mère, que je dois ma cinéphilie. Lorsque j’étais gamin, en été, pour fuir la chaleur, elle m’emmenait au cinéma. Pour moi, l’excitation était extrême. Pour elle, l’occasion de faire la sieste. Elle s’endormait devant presque tous les films que nous allions voir ensemble. Space Jam (Joe Pytka, 1996), Deep Impact (Mimi Leder, 1998), Hercules (Ron Clements et John Musker, 1997). Je passais mon temps à la surveiller du coin de l’œil, à l’observer, veillant à ce qu’elle ne s’endorme pas. Dès que ses yeux se fermaient, insurgé, je lui donnais un petit coup sur le bras : « tu dors, maman ? ». Elle répondait, toujours les yeux fermés, « je ne dors pas, mon fils, je réfléchis ». En sortant du film, elle se permettait parfois de lancer des grandes phrases, très générales, du style : « c’était un grand film sur l’amitié, tu ne trouves pas ? ». Je trouvais fascinant qu’elle puisse tirer d’aussi grandes leçons sans avoir vu une seule image du film.

Bleu (1994) de Kieslowski, elle l’a vu avec ma grand-mère. C’est, à ma connaissance, le seul film qu’elles ont vu ensemble au cinéma après ma naissance. Elles en reparlaient l’été dernier, comme si elles venaient seulement d’en sortir, les larmes aux yeux, je ne sais pas si à cause du film ou de la clarté de ce souvenir partagé. C’est, je crois, le film préféré de ma mère.

Voir ma mère pleurer devant un film, ça m’impressionne beaucoup. Par solidarité, je lâche aussi quelques larmes, parce que c’est triste, parce que je refuse de la laisser seule dans sa détresse.

Lorsque Mulholland Drive (David Lynch, 2001) est sorti, j’étais encore beaucoup trop petit. Ma mère était allée le voir tard le soir avec mon oncle. Je l’avais attendue, éveillé jusqu’à son retour, passé minuit. « Il était comment, ce film ? », à ce qu’elle avait répondu : « c’est un film pour les adultes ». Automatiquement, le film de Lynch était devenu pour moi un film de passage, un film que l’on regarde seulement lorsqu’on est adulte. J’avais acheté l’affiche, l’avait collée contre ma porte, sans même avoir vu le film. Je lisais tout à propos de lui, c’était mon film préféré. J’avais même inventé auprès de mes amis que je l’avais vu.

Je me souviens d’un Nouvel An, ma mère dansait sur « Everybody’s Talkin’ » avec ses copines dans le salon de la maison. Sa meilleure amie s’était approchée de moi, m’invitant à danser avant d’ajouter, très innocemment : « viens, c’est la chanson de Midnight Cowboy, ta mère adore ce film ». Cette révélation très ingénue m’avait beaucoup frappé, plongé dans un territoire inconnu, celui de l’adolescence de ma mère. Dans quelles circonstances avait-elle découvert ce film ? Avec qui ? Qu’est-ce qui, dans ce Midnight Cowboy (John Schlesinger, 1969), avait pu si fortement passionner ma mère ? Je l’ai emprunté quelques jours plus tard à la bibliothèque et scruté comme on examine au microscope un organisme de nature inconnu.

Pour son anniversaire, en 2008, nous sommes partis ensemble à Paris. Elle m’avait laissé décider du film que nous irions voir le jour de sa fête. Attiré par son titre, j’avais choisi La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973), il passait au Forum des images. J’en savais très peu sur le film d’Eustache, rien à propos de la mythologie qui l’entourait. Le film a mis ma mère dans tous ses états. Elle bougeait nerveusement, Jean-Pierre Léaud l’agaçait. Elle se retournait vers moi, cherchant une complicité : « le film te plait ? ». Dix minutes plus tard : « ce film te plait vraiment ? ». Au bout d’une heure, elle a fini par se lever, soufflant très fort pour indiquer son énervement. Je suis resté jusqu’au bout du film. Nous nous sommes retrouvés plus tard dans un bar. Silence complet. Elle m’en a voulu pour le reste de la soirée. Ma mère a peut-être senti que quelque chose de moi lui échappait.

Combien de films a-t-on vivement conseillés à quelqu’un pour lui dire ce qu’on n’osait pas exprimer de vive voix ? L’inavouable se révèle au détour d’une recommandation. L’informulable d’un sentiment peut parfois s’y exprimer, le secret peut éclater. Par exemple, ma mère aura-t-elle pensé à la même chose que moi devant la scène où Maureen O’Hara et John Wayne se rencontrent dans L’homme tranquille (John Ford, 1952) ? Mieux : aura-t-elle compris quelque chose de moi ? L’inviter à aller voir le dernier film de Hong Sang-Soo, c’est déjà en dire trop sur moi-même.

C’est peut-être donc ça aussi, la cinéphilie, voir les films à travers le regard de quelqu’un d’autre, se détacher de soi, abandonner provisoirement son regard, adopter celui de l’autre. C’est surtout aussi le plaisir de re-parcourir les images sur lesquelles leurs yeux se sont posés, comme lorsqu’on emprunte un livre à un ami, ou même à un parfait inconnu, un livre usé, lu, supportant les traces d’une lecture éveillée, surligné, froissé, densifié, aspergé de souvenirs, traversé par l’expérience de la lecture. Cette matérialité de la lecture est difficile à retrouver devant un film. Avant, les VHS permettaient cela, ils portaient les ruines d’un visionnement compulsif, les images pouvaient sauter et danser devant la scène fétiche. Mais devant un film projeté sur grand écran, il n’existe aucune archéologie des spectateurs, aucune trace ne permettant de déterminer si, sur ces images, un peu d’amour ou d’indifférence sont passés comme un nuage.

Aparté paternel

Je me souviens d’avoir rêvé une fois de Pasolini. J’étais chez lui, il me faisait visiter son appartement à Rome. Je ne sais plus s’il avait le regard sombre ou s’il portait des lunettes de soleil, mais je me souviens très bien que, devant sa grande bibliothèque, il était resté silencieux avant de déclarer, en français et avec l’accent, son accent italien : « ceci est mon autoportrait ». Le rêve s’était arrêté là, sur l’image de mon regard posé sur cette masse informe de livres, scrutant, émerveillé, le mystère pasolinien.