Symposium créer/performer/conserver

400 conteneurs à la dérive

Le matin du 2 janvier 2019, je me réveille en plein décalage horaire dans une chambre de l’American Academy à Berlin. J’allume la télévision pendant que le café percole. Les yeux à demi collés, je tombe sur une chaîne allemande. Elle m’informe des matchs du jour au tournoi de l’ATP de Melbourne, de la météo qu’il fera, puis entre les deux, d’un incident impliquant le déversement de 400 conteneurs dans la mer du nord. Accident provoqué par une tempête ayant fait vaciller le plus gros transporteur de marchandises de l’Europe : le MSC ZOE. Cette apparition fugitive me hantera durant tout le reste de mon séjour en Allemagne nourrissant ainsi la conviction que je devais en faire quelque chose.

Le MSC ZOE.

Dès mon retour à Montréal, je tente d’en savoir plus sur l’événement de Terschelling, aux Pays-Bas, cherchant des images issues de bulletins de nouvelles allemands et hollandais. Je trouve peu d’informations. Chaque fois, on peut y voir la même séquence d’images de surveillance : la catastrophe en vue aérienne, la récupération des débris par les individus sur les plages, puis les conteneurs éventrés qui s’échouent en raison de la violence de la tempête. En approfondissant les recherches, je déniche la source intégrale de la caméra de surveillance installée sur un hélicoptère des autorités locales qui survole la scène. Cet élément devient le point de départ du projet MSC ZOE 01.01.19, né d’un désir de révéler les aspérités d’un système néolibéral qui fait tout pour demeurer lisse et invisible. Quand un grain s’insère dans l’engrenage, il faut le magnifier, dilater le fait divers qu’on présente entre le tennis et la météo pour le contempler et se questionner. La durée permet la prise de conscience, comme l’a démontré le Ever Given qui, quelques années plus tard, congestionnera le canal de Suez pendant six jours. Sa principale conséquence, soit la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales, nous rappelle que les biens que nous achetons à coup de clics doivent traverser la planète par bateau avant d’être livrés à nos portes dans des emballages aux sourires bleus.

Le Ever Given.

Pour réaliser cette performance, j’ai d’abord procédé à l’extraction de la séquence de vidéosurveillance tournée par l’hélicoptère ainsi que de toutes les images que j’ai pu trouver aux nouvelles. Je me suis inspiré de cette dernière pour déterminer le traitement que j’appliquerais aux images, pour les façonner, les transformer et les assembler dans un univers esthétique cohérent. L’équipement CCTV dont je dispose s’est vite imposé pour retravailler ces images de mauvaise qualité. Pour adoucir leurs contours et créer des images distordues, j’ai refilmé l’écran d’ordinateur à l’aide d’une caméra analogique noir et blanc en travaillant les réglages de l’exposition lumineuse, du contraste et du foyer. Ces signaux ont ensuite été envoyés dans une série de moniteurs CRT pour être dégradés par processus de rephotographies successives. Quelques séquences plus abstraites (trames et impulsions lumineuses) ont été générées sans image source, simplement en travaillant avec la statique des moniteurs, la rephotographie et les réglages du dispositif. Je travaille souvent avec cette technique qui implique de refilmer un écran avec une caméra. La distance et l’interprétation optique créent des textures qui ne pourraient pas avoir lieu par processus de duplication. C’est une autre forme de dégradation de l’image proche du principe de la tireuse optique : une caméra qui regarde un projecteur.

Moniteurs CRT.

Trames et impulsions lumineuses générées sans image source.

La mise en forme de la performance s’est déroulée lors d’une résidence virtuelle à Daïmon, au printemps 2020. En plein confinement, on demandait aux artistes de se renouveler et trouver des façons de continuer à présenter leurs œuvres en intégrant le numérique et la diffusion en direct. Le travail de collaboration avec thisquietarmy s’est donc fait à distance, du moins pour en élaborer les grandes lignes. La matière préparée en amont, à partir des sources trouvées sur internet, a été découpée en boucles numériques avant d’être intégrée dans un programme permettant un mixage en direct. Il s’agissait pour moi d’une première tentative de création dans un tel environnement et, à ma grande surprise, j’ai trouvé l’expérience plutôt intéressante. En utilisant un contrôleur midi pour effectuer des surimpressions et des changements de vitesse, j’ai développé une approche très similaire à mon travail de performance sur pellicule 16 mm ; sans le côté tactile, le geste et l’aspect performatif du corps en mouvement, mais avec la légèreté du dispositif qui permet de prendre du recul, d’avoir un regard sur l’œuvre en cours. Lorsque j’opère plusieurs projecteurs 16 mm à la fois, je suis beaucoup dans la réaction, voire dans l’urgence face à un dispositif fragile qui menace sans cesse de lâcher (film qui brise ou qui se coince dans les rouleaux du projecteur, ampoule brûlante qui rend l’âme et qu’on doit remplacer dans le feu de l’action, réglages du foyer et recadrages constants de l’image, etc.). La réduction du nombre de projecteurs ou l’utilisation partielle du numérique permet de dilater et le temps et donc, d’augmenter l’attention.

J’expérimente présentement avec une forme hybride qui utilise le 16 mm, la vidéo analogique et le numérique pour créer des visuels en direct. Je tente d’élaborer un nouveau langage en utilisant des éléments spécifiques provenant de chaque médium. Une première tentative de ce dispositif sera présentée lors des RIDM au mois de novembre, en collaboration avec le groupe Christ.