Mundo Grua

(Pablo Trapero, 1999)

Un cadre incertain. Deux types hésitants devant ce qui semble un chantier. Des grues qui zèbrent le ciel dans un noir et blanc granuleux. Puis une sorte d’engueulade à propos d’une machine défectueuse. Par dessus, le bruit du travail, omniprésent, qui couvre jusqu’au peu de paroles, prononcées en espagnol. Mais où sommes nous donc ? Est-ce un documentaire sur l’industrie du bâtiment ? La radioscopie fauchée d’une métropole sud- américaine ? Ou alors un vieux film oublié, une tentative avortée de réalisme soviétique, plans de grues à l’appui ?

Mundo Grua est en fait le premier film de Pablo Trapero, un Argentin à peine trentenaire qu’on dit fraîchement diplômé de l’université de cinéma de Buenos Aires et qui cumule les casquettes de réalisateur, scénariste et producteur. Remarqué à Venise en 1999, primé à Rotterdam et présenté comme le premier film important d’une nouvelle vague argentine, Mundo Grua est, on aimerait le croire (et toutes proportions gardées), quelque chose comme le Où est la maison de mon ami ? du cinéma argentin : la découverte d’un cinéaste important en même temps que celle d’une cinématographie nationale.

Des grues, la caméra descend d’abord s’attarder sur un ouvrier en particulier, plutôt gras du bide et pas beau. On le voit décrocher la place de grutier, rentrer chez lui, manger avec sa mère, trafiquer des moteurs avec ses potes. Et c’est à peu près tout. Rulo, c’est son nom. Rulo est une ancienne gloire éphémère, le bassiste d’un groupe rock des années soixante-dix. Rulo a un fils glandeur, qui joue lui-même dans un groupe minable. Une copine entre deux âges qu’il dragouille maladroitement, mais avec succès. Mundo Grua, c’est donc ça : un film sur le prolétariat de Buenos Aires, la tranche de vie d’une bande de pauvres hères, entre cuites au gros rouge et petits boulots mal payés.

Comment vivent ces humbles, quels sont leurs rêves, comment peuvent-ils s’arranger avec. Trapero les filme parfois au travail, perchés sur leurs machines, loin au-dessus de la ville, dans des chantiers immenses. Au gré d’un montage très “cut” qui alterne scènes d’extérieur et d’intérieur sans prévenir, au beau milieu d’une séquence, les voilà ensuite dans l’exiguïté de leurs appartements, obligés de se baisser pour passer d’une pièce à l’autre, confinés à plusieurs dans la même chambre, jamais seuls. Comme s’il n’y avait pas de place dans ce monde pour ceux qui le bâtissent. Comme si les laborieux n’avaient pas le droit de jouir de leurs propres réalisations. Les ouvriers du bâtiment construisent des immeubles qui s’approchent toujours plus près du ciel ; leur existence, elle, peine à décoller. Un mécanisme existe donc qui les dépossède de leur œuvre, qui les relègue à l’arrière-plan, inévitablement, irrémédiablement.

Que peut-on faire contre ça ? Peut-on s’en sortir ? Passer de l’autre côté, par exemple ? Dans la cinéma anglais tel qu’on nous le présente depuis dix ans, rien n’est vraiment différent. Des chômeurs triment, ceux qui avaient encore un emploi le perdent, les jeunes végètent. Et pourtant Trapero se situe à l’opposé des tracts de Ken Loach et consorts. Ici rien ne finit. Pas de mélodrame salvateur, pas de crise de larmes ni de manifestation prolétaire. Trapero est un pudique.

Il se contente, sobrement, de nous montrer le travail de ces gens, et puisqu’il faut être vrai, il est documentaire. Mundo Grua est alors un documentaire sur des ouvriers du bâtiment à Buenos Aires (les scènes nombreuses de maniement de la grue), sur une réalité argentine (les salaires qui n’arrivent pas), sur un phénomène universel (comment s’habiller pour un rendez-vous galant ). La plupart des acteurs de ce film, faut-il le signaler, ne sont pas des professionnels. Les seconds rôles sont tenus par des techniciens. Luis Margani, qui donne ses traits à Rulo, n’est autre que le meilleur ami du père du réalisateur ; il a déjà joué le même personnage de Rulo dans les premiers courts métrages de Pablo Trapero ; il a lui-même fait partie d’un groupe de rock des années soixante-dix, nommé Septimo Regimiento, comme dans le film. Est-ce la réalité qui infiltre la fiction, ou l’inverse ?

Côté fiction : il y a les rapports avec le fils, sorte de double encore plus paumé, la femme qu’on aime, et à qui on annonce qu’on part travailler à deux mille kilomètres plus au Sud. Pour servir ses ambitions modestes et émouvantes, Trapero opte ainsi pour la mise en scène invisible, laisse les scènes se développer d’elles-mêmes, fait confiance aux acteurs et à ce qui ressemble fort à leurs improvisations. Ce qui intéresse Trapero n’est pas tellement ce qui se passe dans l’histoire, mais ce qui se passe entre les gens. Les liens qui s’établissent et qu’on devine à des broutilles, des esquisses de gestes, des petits riens. On peut faire de grands films avec ça.

On voit, au passage, tout le parti dramatique que le réalisateur aurait pu tirer du métier de grutier, et qu’il laisse de côté. Rulo apprend à diriger ces engins difficilement maniables, il est malade, nous le savons, l’action se situe en altitude. L’irrémédiable va-t-il se produire ? Va-t-il tomber ? Quand l’accident va-t-il survenir ? Trapero, plutôt que de se diriger vers le drame, vers la fiction, reste linéaire. Rulo grimpe enfin sur sa grue, et effectue le travail normalement. Peut-être parce que tout compte fait, dans la vie, il est tout de même plus probable d’arriver à manier une grue que de provoquer un accident. Dès lors, Trapero se passe des plans attendus : pas de plongée vers le sol lointain pour transcrire le vertige, pas de gros plan sur la sueur de l’ouvrier pour traduire la peur. Lorsque Rulo part chercher un boulot improbable dans le Sud, même mise en place : on croit qu’il n’y aura pas de travail là bas, et il y en a un – guère plus agréable, guère mieux payé qu’avant. Mais pas de coup de théâtre.

Néoréalisme, alors ?…A peine Trapero a-t-il sorti son film et produit celui de son ami Lisandro Alonso, La Libertad, présenté à Cannes en 2001, que le cher qualificatif a rappliqué. Trapero filme des ouvriers du bâtiment. Lisandro, lui, présente dans son film la vie d’un bûcheron, sans, déclare-t-il, se soucier de savoir “s’il réalisait une fiction ou un documentaire“. S’il l’on en croit les festivals, il y aurait donc un renouveau du cinéma argentin, élevé à Kiarostami, sans moyens et indépendant, avec des quinquangénaires à la place des enfants.

Car les personnages de Trapero viennent de loin. Avant, dans les années soixante, soixante-dix, ils ont d’abord fait comme tout le monde. Ils ont cru qu’il était possible de changer la vie, d’aller contre son destin d’ouvrier pour devenir autre chose de plus intéressant. Rulo, par exemple, s’est mis à jouer de la basse, il a fondé un groupe. La serveuse qu’il drague a suivi le groupe, elle allait les voir en concert. Les ouvriers dans le Sud se souviennent eux aussi encore de l’unique succès du groupe. Finalement, les voilà tous vingt ans, trente ans plus tard, ouvriers, manœuvres, serveuses. Pourquoi cela a-t-il échoué ? Où sont les utopies passées ? Lors d’une scène de dîner, Trapero suggère que tout n’est pas perdu. Rulo et ses amis, les anciens combattants, se saoulent en regardant de veilles photos. On croit à un constat d’échec, à une scène qui se finira en larmes. Et puis non ; sur un cliché, il est difficile de trancher : est-ce Rulo ou son fils que l’on voit ? Alors le fils arrive, il s’installe à table, il aime plutôt bien les photos ; il donne un concert, dans un endroit minable, avec la basse de papa.

C’est peu, certes. Ce sont ces airs de tango dérisoire, c’est cette pièce secrète dans l’appartement où l’on cultive un vrai jardin, c’est cette escapade de Rulo et des ses potes en voiture jusque dans un endroit magnifique et calme, où l’on glande un peu avant de retourner travailler. On se croirait alors dans un film seventies de Wenders, Au fil du temps, Alice dans les Villes, dans un cinéma sans rebondissements, presque sans dialogues, en noir et blanc, avec des voitures et du tabac. L’errance, on appelait cela. Un cinéma qui ne drague pas. Un cinéma qui se concentre sur des choses un peu désuètes, un peu dépassées : l’amour d’un fils, d’une femme ; l’amitié fidèle de quelques compagnons d’infortune ; les bonnes blagues.