Le refrain du nationalisme ou

L’émotion canadienne

L’Office national du film du Canada produit, à la demande des autorités de tutelle fédérale, les vignettes illustrant l’hymne national canadien. Le gouvernement les distribue ensuite à toutes les chaînes de télévision, publiques comme privées. Celles-ci décident alors de clore ou non leurs émissions quotidiennes avec cette célébration de la Confédération. Au Québec, là où Ottawa déploie pourtant des efforts de visibilité à la limite de l’exhibitionnisme, il ne semble y avoir que les télévisions publiques fédérales- qui ne sont qu’une main divisée en deux chaînes desservant chacune des deux langues officielles – à ainsi souhaiter la bonne nuit à leurs auditeurs.

L’absolue nécessité de faire entrer le Canada dans le cœur – sinon dans la gorge – de chaque Québécois additionnée à la nécessité absolue de distinguer le Canada anglais des modèles et de la culture états-uniennes : contre ces malaises génériques, le gouvernement fédéral préfère le masque apaisant d’une bonne conscience “coast to coast”.

Étonnamment, la Société Radio-Canada (SRC, chaîne francophone) se montre plus sobre que son alter ego anglophone dans cette manifestation patriotique de fin de soirée : un bref film d’animation nous donne à voir une mouette qui survole le pays… d’un océan à l’autre. Jolies couleurs, dessins fluides, célébration de la nature : on est en plein dans l’esthétique consensuelle des films de Frédéric Back.

Soir après soir, après nous avoir répété “Canada” et “Canadian” d’entrevues en émissions de jardinage, la Canadian Broadcasting Corporation (CBC, chaîne anglophone) conclut elle aussi sa journée par l’inévitable hymne national. Le Ô Canada résonne alors de ses échos kitschs interprétés par un orchestre de quelques soixante musiciens, soutenu en cela par le déploiement d’une imagerie grandiose, convenue et approuvée, ce qui nous donne beaucoup de fierté à nous, Canadiens.

Ainsi, entre de superbes images de nos mythiques grands espaces et de la majestueuse faune qui s’y reproduit, nous sont présentés des autochtones du Canada culturellement émancipés s’agitant dans cette nature pure comme au premier jour. Sous le regard d’enfants canadiens sortis d’une pub “Toutes couleurs unies” de Benetton, nos casques bleus braillent – au ralenti, pour bien souligner l’intensité émotive et l’horreur du monde extérieur – devant des éclopés et autres enfants qui nous font dire “qu’on est donc bien ici, au Canada !”. Ajoutez aux clichés urbains – tour du CN et Skydome à Toronto, édifice du Parlement à Ottawa, château Frontenac à Québec – quelques images d’archives des grandes guerres et de la construction du chemin de fer pour ancrer (légitimer) le présent par la tradition et le passé. Tout ça pendant que la joyeuse cavalerie de la Royal Canadian Monted Police exécute, sur fond de drapeau géant, des fanfaronnades chorégraphiques sur leur fidèles destriers. De bien braves bêtes, paraît-il.

D’un dispositif nationaliste

Le dispositif nationaliste canadien 1 - puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – s’articule autour d’un vaste ensemble d’éléments affectifs, historiques et rationnels, tous soumis à divers degrés à la logique et au chantage économique : une série documentaire, diffusée à la télévision publique et commanditée par une grande

compagnie d’assurance, raconte l’histoire du Canada de façon “neutre et objective” et situe pourtant l’un de ses paroxysmes émotifs lors de la ratification du British North America Act en 1867 ; Ottawa dépense à son gré d’imposants surplus budgétaires dans nombre de projets spéciaux à grande visibilité ; des publicités télévisées partisanes vantent le gouvernement dans ses “réalisations” sans jamais informer la population sur le contenu réel, voir la pertinence même de ces interventions ; tous les fonds garantis aux provinces par la Constitution, conditionnels à l’application de nouvelles normes pan-canadiennes nivelées, payés en retour d’innombrables drapeaux, plaques et pancartes à la gloire de la Confédération. Combien de drapeaux par habitants dans ce pays ? Combien de chèques et autres papiers ornés de la feuille d’érable reçoit le Canadien moyen par année ? Le même appétit de visibilité, la même volonté de se rendre indispensables à la vie des citoyens-consommateurs motivent les grandes corporations lorsqu’elles commanditent le sport professionnel ou les grands événements “culturels”.

Sous couvert d’une généreuse et souhaitable répartition des richesses, on assiste plutôt à la mise en place de critères de contingence qui, dans les faits, tendent à marginaliser- voir censurer – des œuvres, des groupes et des opinions refusant tout simplement le narcissisme d’état. Dès lors, on se questionne sur la légitimité même de ces critères de “contenu canadien” 2 et de l’imagerie officielle sine qua non.

Du mensonge conscient

Multiculturalisme, bilinguisme, Charte des droits et libertés ont entre autres étayé la vision centralisatrice de la fédération défendue par l’ex-premier ministre Pierre Elliot Trudeau 3 . Ces principes vidés de leur substance, ramenés à l’état de slogans vertueux et de façades utilitaires par son héritier Jean Chrétien, l’histoire récente n’a de cesse de mettre à jour les résistances insurmontables – certains parlent d’échec- qui fissurent le pays d’un peu partout. Le mouvement indépendantiste québécois est aujourd’hui rejoint par les tenants de régionalismes exacerbés dans l’Ouest.

Des symboles forts de l’imaginaire populaire comme le club de hockey du Canadien de Montréal ainsi que l’hôtel du Château Frontenac appartiennent maintenant à des intérêts de New York, Seattle ou Denver. Disney, le père de Mickey Mouse, est auhourd’hui titulaire des droits d’utilisation du célèbre uniforme de la “police montée canadienne”.

Pendant ce temps, au cœur de l’Empire, une publicité de la bière Molson Canadian qui fait étalage des différences “culturelles” entre Canadiens (anglophones) et États-uniens sert d’argumentaire à la ministre du Patrimoine Sheila Copps lorsqu’elle tente d’expliquer la particularité identitaire canadienne à nos puissants voisins du sud. Éloquent.

Pillant ici aux Amérindiens et là à l’histoire, serait-elle aussi efficace cette imagerie de l’hymne national si, par exemple, on y montrait quelque chose d’embarrassant, quelque chose comme une dose de vérité ? Peut-on imaginer la splendeur canadienne ainsi illustrée : entre quelques arbres rescapés des coupes à blanc, les jeunes autochtones de Davis Inlet, perdus dans ce paysage froid, s’oublient en s’intoxiquant aux vapeurs d’essence de motoneige. Les usines déversent leurs boucanes au sud comme au nord de la frontière pendant que l’Empire, sous couvert de l’Otan, teste son artillerie dans un Grand Nord qui gagne chaque année quelques degrés centigrades. “Bientôt la Floride” se disent sans doute, satisfaits, les ours polaires des deux piastres.

Ours polaire sur une pièce de deux dollars canadien

À Montréal, Toronto, St-Glin ou Moose Pine, les crimes haineux, la prostitution de subsistance et la pauvreté “tier-mondaine” – on en parle, on en parle, mais bon…- des millions de citoyens sont insensiblement niés par ces fadaises pleines d’abondance et de joie mise en scène. Paradis perdu, le Canada ? On a plutôt l’impression que quelqu’un, quelque part, nous prend vraiment pour des enfants.

Dans ce pays paniqué devant l’impossible unité “nationale”, grisé par l’image complaisante de soi que l’on croit voir se refléter dans les yeux d’une humanité envieuse, l’hymne national présenté à la CBC est la mise en images de “l’émotion canadienne”, la célébration de l’utopie capitaliste transcontinentale des défunts barons du chemin de fer. C’est la bande annonce d’un métarécit local taillé sur mesure pour les résidus du vieil empire britannique sur lequel le soleil s’est finalement couché.

Mensonge conscient reposant entièrement sur la complaisance maladroite d’une identité qui s’apparente davantage à la culture d’entreprise qu’à l’affection spontanée de citoyens pour leurs institutions.

Notes

  1. Ce genre de rhétorique mensongère, grossière dans la forme et manipulatrice dans son affectivité, n’est pas l’apanage exclusif du Canada, loin s’en faut. L’histoire regorge d’exemples plus effrayants et il suffit de regarder les canaux étas-uniens pour se convaincre qu’il existe d’autres mythologies nationales – ou commerciales, c’est selon et presque pareil – diablement plus puissantes que celles mises au point par les imagologues d’Ottawa.
  2. Le contenu canadien se définit par un ensemble de critères qui jauge de l’intérêt d’un sujet en fonction du Canada, une sorte de filtre unique à travers lequel Ottawa tend à présenter le monde sous une perspective canadienne. Lire le texte de Nicolas Renaud, Le syndrôme du rêve canadien.
  3. Pierre Elliot Trudeau a aussi déclaré, en octobre 1970, la Loi sur les mesures de guerre qui suspendit la Charte des droits de l’homme et permit l’arrestation de centaines d’opposants. Bien qu’officiellement on justifie une telle action par la nécessité de s’opposer aux felquistes, qui prônaient la lutte armée pour la libération du Québec, un nombre assez important de preuves permet d’avancer que c’est sans doute l’ensemble des mouvements d’oppositions de gauche qui furent visés par l’application de ces mesures. Il ne faudrait surtout pas l’oublier. À ce sujet, voir le film de Michel Brault, Les Ordres, 1974.