KISS ME DEADLY
Parler d’amour en quatrième vitesse
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ [1].
— Je pensais peut-être écrire l’histoire de cette femme, celle qu’on voit dans le film. Elle écrirait une lettre à cet homme moustachu. Elle dirait qu’elle a rêvé de lui, et elle décrirait le film comme un rêve qu’elle vient de faire. Elle serait incapable de déterminer s’il s’agit d’un cauchemar ou même, peut-être, d’un vieux souvenir dilué dans le temps, mais elle aurait la nécessité, noble et sauvage, de partager cela avec lui. J’ai le début : j’crois que Binoche avait raison dans Mauvais Sang, même si, en l’occurrence, ce n’est pas l’amour qui m’a réveillé. Mais j’ai rêvé de toi.
— Tu veux dire… une sorte de lettre d’amour ?
— Pas exactement. Peut-être une lettre de désamour, une lettre qui lui permettrait de se libérer des fantômes du passé, une lettre d’adieu, comme dans le film… Un geste de perdition, quelque chose qui irait à sa perte, le dernier des derniers baisers. Deuxième option, plus plausible, car moins littéraire : un dialogue imaginaire entre deux personnes autour de ce film. Mieux : un échange maladroit autour de ce qu’elles viennent de voir. Ça parlerait d’amour, aussi. Mais d’une autre manière… moins connectée au film de Luis Macias. Ils parleraient de la nature de ce baiser. Ça basculerait très vite dans une conversation sur l’épouvante de l’amour romantique, l’amour fusionnel et identitaire, l’amour qui efface, qui détruit, qui déchire l’intestin, qui tue. Sans le savoir, elles parleraient de l’aspect formel du film. Oui, de la palpitation de ces taches blanches où se concrétise une forme d’incompréhension, une sorte d’obstacle à la compréhension de l’amour.
— Même une forme de genèse ou d’apocalypse… après tout, il me semble que ce film est tiré de l’œuvre des frères Lumière.
Note de l’auteur : en exagérant leur naïveté, les personnages proposent une lecture intéressante du film, bien que lacunaire sur certains aspects, qu’il importe d’indiquer. Il s’agit d’un film d’Edison et non pas des frères Lumière. The Kiss (1896), le film d’origine, est projeté par Luis Macias avec des projecteurs différents, filmé par plusieurs dizaines de caméras différentes.
— Oui, bien sûr ! C’était ma troisième option : sur le principe de La Jetée ou de Sans Soleil de Chris Marker. Un récit à la première personne dans un monde imaginé, sans souvenirs, sans mémoire, sans images. Et voilà, le narrateur trouverait ce bout de pellicule qu’il développerait, qu’il regarderait, qu’il passerait en boucle pour essayer de comprendre sa signification dans une civilisation qui n’existe plus. Ce serait comme s’il ne comprenait rien à ces images, comme s’il ne savait rien de ces humains, de leurs coutumes ou de leurs codes sociaux. Et d’ailleurs, il ne saurait pas comment réagir à ce passage de la figuration à l’abstraction. Il aurait peur, oui, peur d’être face à un objet éphémère qu’il importe de comprendre vite, de saisir dans l’urgence avant qu’il ne disparaisse. Il ne comprendrait pas si ces humains seraient en train de se confier l’un à l’autre, de s’aimer, de réfléchir, de jouer ou d’être simplement eux-mêmes. Tout ferait tache pour lui. Il questionnerait tout, chaque geste, ce baiser, lorsque l’homme — si c’en est un — recoiffe sa longue moustache ; lorsque cette femme — si c’en est une — l’observe d’un air rieur, mais désespéré. Il interrogerait le support du film, ses textures, la fragilité de ces images chancelantes qui s’évanouissent et disparaissent.
— Tu pourrais même essayer de penser… d’insérer cette image… Là, ça devient un peu méta… oui, imaginer ce film dans d’autres films. Qu’est-ce qu’il se passerait si tel personnage de film voyait cette image ? ; si cette image était insérée dans la vision d’un personnage de fiction ?
— C’est-à-dire ? Attends, je prends des notes. Parle moins vite.
— Je veux dire… Qu’est-ce qu’il se passerait si ce film était inséré dans un autre film et que les personnages étaient amenés à commenter The Kiss, le film de Luis Macias ? Si c’était un commentaire formulé par des personnages d’un autre film… Imagine, par exemple, Gena Rowlands et Peter Falk en train de commenter ces images dans un film de Cassavetes, ou Sigourney Weaver, seule dans son vaisseau, dans Alien. Qu’est-ce qu’il se passerait si ce film était présent dans un autre film ?
— On imagine sans trop de difficultés l’impact de ce film sur nos amis, sur notre famille… On peut faire une lecture de cette œuvre en s’appuyant sur des textes, sur une théorie, un concept, imaginer ce qu’un psychanalyste, imbibé de mépris patriarcal, pourrait penser de ce film très abstrait. Mais on conçoit rarement, tu as raison, la possibilité de penser un film à partir de la psyché d’un personnage de fiction. De telle sorte que… on apprendrait peut-être davantage de ce film en particulier ou du film dont est tiré le personnage choisi ? Se mettre dans la peau de Weaver dans Alien devant un film pareil… ça nous éclaire sur le film de Ridley Scott ou sur celui de Luis Macias ? Ou même, si l’on tire les ficelles jusqu’au bout, on pourrait s’amuser à imaginer ce que certaines célébrités pourraient penser devant un film pareil : Che Guevara, Kim Jong-un, Britney Spears…