S’emparer du fantastique pour mieux coller au réel
El mar la mar (J.P. Sniadecki et Joshua Bonnetta, 2017)
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ [1].
Dans son poème « El mar la mar », paru en 1925 dans le recueil Marinero en tierra, l’écrivain andalou Rafael Alberti évoque l’exil loin de la mer de son enfance. Jouant avec les deux formes masculines et féminines du mot « mer » en espagnol, il pleure son déracinement et la perte du paysage familier. En reprenant cette formule dans le titre de leur première collaboration derrière la caméra, l’Américain J. P. Sniadecki et le Canadien Joshua Bonnetta comparent un tout autre paysage, l’étendue désertique située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, avec la mer : un rapprochement qui, outre les jeux de mirages créés par la chaleur, peut sembler incongru. Pourtant, la référence à la mer au sud de l’Espagne établit un parallèle entre le désert du Sonora et la Méditerranée, deux espaces d’exil et de flux migratoires qui engloutissent les vies des clandestins tentant la traversée. Depuis le début du 21e siècle, ces deux frontières naturelles ont acquis une dimension politique fortement chargée, devenues de véritables couloirs de la mort dans un contexte de migrations sud-nord.
La métaphore de la mer avait également été utilisée par l’écrivain chilien Roberto Bolaño, hanté par le désert du Sonora vers la fin de sa vie. Dans son chef-d’œuvre posthume 2666 (2004), il consacre de nombreuses pages aux assassinats de femmes mexicaines à Ciudad Juárez, dont certains corps furent retrouvés dans le désert, et décrit le Sonora comme un paysage apocalyptique et surnaturel :
Vivre dans ce désert, […] c’est comme vivre en pleine mer. La frontière entre le Sonora et l’Arizona est un ensemble d’îles fantomatiques ou enchantées. Les villes et les villages sont des navires. Le désert est une mer sans fin. C’est un endroit idéal pour les poissons, surtout pour les poissons qui vivent dans les fosses les plus profondes, pas pour les hommes
Le désert est un espace inhospitalier où l’être humain qui s’y risque trouve la mort ; c’est un lieu hanté par les milliers d’hommes et de femmes qui y ont disparu.
Sorti un an après l’élection de Trump, le documentaire expérimental de Sniadecki et Bonnetta débute sur un traveling le long du fameux « mur » érigé à certains endroits entre les États-Unis et le Mexique : une haute clôture à peine visible à travers ces images mouvantes en super 16, et d’autant plus dérisoire que le désert lui-même sert depuis des années la politique migratoire américaine. Plus efficace que n’importe quelle muraille, la prévention par la dissuasion des États-Unis utilise le potentiel mortel de l’immense étendue aride pour décourager les migrants — ou plutôt, les encourager à traverser dans les zones dangereuses aux conditions environnementales extrêmes — et se déresponsabiliser ainsi des milliers de morts causées par la traversée clandestine du Sonora. Dans son livre The Land of Open Graves (2015), ouvrage de référence pour les deux cinéastes-ethnologues, l’anthropologue Jason de León dénonce les conséquences humaines dramatiques de ces politiques migratoires fédérales. Son approche, qui mêle entrevues avec les survivants et explorations archéologiques des traces des disparus, n’est certainement pas étrangère à la démarche des réalisateurs.
Sniadecki et Bonnetta combinent en effet les témoignages de personnes vivant des deux côtés de la frontières (gardes-frontières, migrants clandestins, militants, samaritains et membres de milice d’auto-défense) avec une exploration quasi-archéologique des lieux. Les voix des personnes interviewées flottent, désincarnées, sur un écran noir ou sur de longs plans des paysages désertiques. D’une beauté fascinante et trompeuse, les images en pellicule du désert rappellent tout à la fois le romantisme du western et les violences hantant les lieux. Découvrant au fil de leurs explorations de nombreuses traces des migrants ayant passé par là, les cinéastes créent un parallèle entre la matérialité fragile de la pellicule, mise en valeur par le grain du super 16, et les artefacts laissés par les humains dans le désert et qui s’y estompent rapidement : le désert consume et recouvre les traces, tout comme la pellicule, empreinte temporaire qui se détériore avec le temps.
Le travail visuel et sonore effectué par les deux auteurs sur le paysage donne naissance à une ambiance à la fois sensorielle et fantastique. Utilisant les éléments naturels de l’environnement (plantes, animaux) et les récits réels des survivants, ils créent une expérience du désert qui balance entre le cauchemar imaginé et le drame vécu. Riche de son expérience comme artiste sonore, Bonnetta a retravaillé et déformé les bruits naturels du Sonora, qu’il combine aux radios des cartels et des agents frontaliers, et même à une référence musicale à Johnny Guitar (western révisionniste par excellence). Les images nocturnes de chauves-souris ou de cactus, éclairés avec des lampes de poche, répondent aux récits surnaturels en voix off : des hommes qui ont survécu à l’enfer, des errances interminables, des violences impossibles à appréhender. Jouant avec le réel pour mieux retransmettre les expériences vécues, utilisant l’imaginaire pour exposer le drame, les cinéastes dépeignent cet environnement mortel avec une acuité troublante. J.P. Sniadecki décrit lui-même cette approche comme une forme « d’ethno-horreur » : s’emparer du fantastique pour mieux coller au réel.