Quand le Ça va mal en allant
Sur Building d’Anouk De Clercq
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ [1].
Ça va bien aller Ça va bien aller Ça va bien aller Ça va bien aller
L’imaginaire d’ici a accouché d’un mantra orwellien, devenu centre du monde après que celui-ci se soit immobilisé, un nouvel astre à sept couleurs pour éclairer les fenêtres, les vitrines comme les pare-brise ; la transparence a renoué avec ses attributs cachés de barrière : on ne bouge plus, mais ça va bien aller, ou, du moins, cette fenêtre ira bien en n’allant nulle part.
Rapidement, peut-être trop, on a feint l’immobilisation pour mieux recommencer à bouger, à dos de Ça va bien aller, trottant sur les espaces, glissant sur les surfaces commodifiées d’hydroalcoolisme. L’aseptisation rendue agréable s’enjoint à l’erre d’aller du venir, à l’inexorable gravité de l’adjonction parentalisante qui garantit le bien-être au futur.
Une puissante infrastructure de présentisme affectif installe ses poutrelles psychiques pendant que l’armature matérielle observe impassiblement, que l’architecture en omniprésence n’a cessé d’être immobile, ce socle indifférent à la panique, se laissant décorer d’égotisme nord-américain, plus tard se faisant exploser malgré la colère collective à Beyrouth. On ne sait pas quelle théorie de la ruine imagineraient les bâtiments dans leur indifférence tacite à l’humain.
Entre temps, personne n’a demandé aux fenêtres si elles étaient contentes d’être brisées au nom de George Floyd et des autres. Leur réponse est partout sur les murs : toutes les vitres du monde veulent bien être brisées si c’est pour sauver la Vie dont le miroitement seul rend belle la transparence. Même les immeubles rêvent au désinvestissement de la police et au réinvestissement dans le socius.
Ainsi, le bâtiment n’a peut-être jamais autant réaffirmé son immobilisme que lors de la dernière année, rappelant à la mémoire et à l’esprit que sa fixité n’est que la surface de contact entre un plan de calcul plié dans le béton et nos contacts saccadés d’isolements volontaires et de sorties publicisées.
Le bâti est peut-être la dernière figure inaliénable de l’esthétique qui soit encore pétrie dans l’espérance des surréalistes pour un art pur. Car le bâti ne cesse de se purifier — sans alcool, il faut le dire —, de se montrer dans sa vocation stabiliste et structurante qui lui est innée. Il est là, inflexible aux dangers biologiques qui minent actuellement la normalité. Il regarde glisser sur lui les déclinaisons de la lumière et des saisons comme un projecteur ouvert à toutes les surfaces.
L’infléchissement du bâti fait son cadre, sa forme encombrante qui se spatialise à partir de sa silhouette. Les deux tours gémellaires de New York, une droite comme ligne de fuite pour soutenir l’écran-monde, une lumière d’astre qui tourne autour, un cinéma qui s’installe sans caméra parce qu’il est maintenant aussi important de savoir voir en lumière calculée qu’en lumière naturelle. Aussi important de visiter des immeubles en vrai que d’en visiter les modélisations pour voir la vie propre à leur Idée, leur inconscient, peut-être pour mieux comprendre leur immortalité.
La bipolarité du noir et du blanc chasse le gris dans un art numérique à vocation mécaniste, par un glissement de lumière dans l’architectonique qui bat son rythme, par une exécution qui joint l’intentionnalité au calculé. Le bâti a toujours été prêt pour la fin de l’Histoire, il a toujours su qu’il pourrait continuer à faire tourner autour de lui de la beauté, qu’on ne se lasserait pas des angles comme on se lasserait des images.
Autant le bâtiment appelle-t-il au mystère de ce qu’il recèle, qu’il se contente des devinettes de son extérieur. Il entretient l’asymétrie entre l’habitation et l’habitant, ce qui lui fait porter sur son dos bien plus de choses qu’on ne lui en attribue habituellement.
C’est pourquoi il se comporte si bien dans la simulation d’une répétition numérique, dépouillée de toute nature, laissée à l’interpénétration binaire de la lumière et de l’obscurité, car il est un révélateur des courbes de gravitation qui l’entourent. Le bâti subit les désirs organistes de son entourage en même temps qu’il incarne en puissance la passivité absolue que Žižek disait être le fantasme forclos de notre conscience de sujets autocentrés ; ce qui entoure le bâti, ce qui l’use en devient la jouissance, balisant de petits déserts dans le grand désert du réel.
Petits déserts qu’un Ça va bien aller confond dans un tout de sable à parc, à mesure que le bricolage s’institutionnalise en autocollant et en décalque de voiture, que la décoration du bâtiment vienne nous confirmer, plus encore qu’à Noël, qu’on habite que sur la lancée d’un arc-en-ciel au risque de ne rien habiter du tout.
Un choix qui n’incombe toutefois pas à ceux et celles qui n’ont pas de fenêtres, comme au campement des itinérants et des délogés de la rue Notre-Dame à Montréal cet été, où il n’y avait pas d’arc-en-ciel. Quand il n’y a pas de fenêtres, le bâti qui souffre de ne pouvoir esquisser l’intérieur de son Ça qui ne va peut-être plus bien, nous rappelle brutalement que le vital côtoie toujours de trop près le fonctionnalisme, jusqu’à s’en faire son luxe.
Le bâti, en étant l’agent d’une médiation entre l’organique et l’organisé, entre le vivant et le dedans, rappelle que l’indicible se cisèle sur la crête du réel et de son schéma, et que ce dernier s’arrête sur le seuil de l’humanité en lui évoquant les possibilités esthétiques de toute structure rendue étrangère, ne serait-ce qu’un instant salvateur, à sa fonction première ; le bâtiment comme instrument, grand orgue des jours qui passent et d’une solitude qu’il rend facile à partager.