FRÈRES QUI AVEC NOUS VIVEZ. ECHANGES SUR PIERRE CLÉMENTI
Suscités et mis en forme par Nicole Brenez
En 1971, dans ce qui deviendra ensuite Quelques messages personnels, Pierre Clémenti écrit : « Il est arrivé un jour où j’ai senti qu’il fallait dépasser les mots du poème, que ces mots devaient prendre corps, devenir gestes, actes – et ce dépassement, ce fut pour moi le théâtre et le cinéma, la poésie de la vie. J’aime bien le cinéma, j’aime l’image qui est la trace de ce que tu as oublié, de cette part de toi que tu as perdue. Très vite, en un instant, tu redeviens le familier de ton passé. Je fus cet homme-là, qui court à travers l’écran. Et au moment même où tu joues, tu es déjà celui qui plus tard te verra. Je crois qu’un film est un lien, qui te rattache aux autres comme à toi-même, à ce que tu as été comme à ce que tu n’es pas, un lieu de rencontre entre frères qui ne se connaissent pas et dont le hasard d’une représentation mêle les destins à travers le temps et l’espace. » Pierre Clémenti offre une figure de désir radical, désir pour toutes choses, réciproquement désirable pour tous, à chaque instant, en tout geste, une sorte d’acmé de l’épanouissement humain qui n’aurait plus besoin de combattre pour sa libération, un être prodigue baignant dans la liberté et dans l’amour. Cette figure d’utopie réalisée assonne avec celles d’Empédocle, de Diogène, de François Villon, d’Allen Ginsberg, de Terence McKenna… et elle résonne dans la vie de trois des créateurs les plus radicaux de leur temps, qui l’ont chacun croisé, aimé et réfléchi à leur façon. Ces trois artistes sont René Schérer, philosophe, spécialiste notamment de l’histoire des conceptions de l’utopie (Charles Fourier, l’ordre subversif, 1972 ; Pari sur l’impossible. Études fouriéristes, 1989 ; Utopies nomades, 1999…) ; Lionel Soukaz, cinéaste et poète, auteur de dizaine de films et d’un Journal Annales long de deux milliers d’heures ; et Gabriel Matzneff, essayiste et romancier, lui aussi diariste – à l’instar de Pierre Clémenti, dont les films titrés ou non-titrés 1 jaillissent d’une expérience quotidienne à laquelle l’image participe comme le sang à la vie.
René Schérer, Lionel Soukaz et Gabriel Matzneff ont tressé leurs interventions littéraires en partant de leur rencontre respective avec Pierre Clémenti, pour observer ensuite ses films, « lieux de rencontres » entre frères qui, s’ils se connaissent, en tout être chérissent autant le familier que l’inconnu, le méconnu et l’étranger.
(Nicole Brenez, 2010)

Pierre Clémenti
1. Lionel Soukaz. La personnification de tout ce qui m’attirait dans la vie
Plus qu’un regard savant, bien que j’ai su dès que j’ai vu Pierre Clémenti sur un écran qu’il était la personnification de tout ce qui m’attirait dans la vie, sa beauté, sa nudité, sa nonchalance, sa sainteté, sa vie, et ses films comme auteur, Visa de censure bien sûr à l‘époque où j’avais des problèmes de visa justement, il me montrait la voie, faire, créer par la poésie, l’amitié, se filmer, filmer ses amis, pardon je le mets au masculin mais c’est l’ami avec des e et des s, c’est un regard aimant qu’il a déployé dans ses films et dans sa vie et dans ses actes, oui c’est un regard aimant que je porte sur lui aussi, une lumière, un prophète, un saint, je le répète, un grand frère mais divinisé. Dans chaque vie il y a des phares, des icônes, des exemples, des dieux, Clémenti pour moi était l’un deux. Un prince de l’art comme disait Guy Hocquenghem et Copi, un prince de l‘âme et du corps, car c’est son corps si beau si fin si gracile et aussi viril galopant sur un cheval chez Garrel où luttant avec les porcs chez Pasolini, tout se confond mais chez ces deux cinéastes c’est en saint en prophète qu’il m’apparaissait. La vision de ses films m’a à tel point subjugué, influencé, emmerveillé que j’y ai vu un évangile désiré de ce que j’aimais et rêvais pour ma vie de jeune aspirant cinéaste. Les deux écrans, les flous, la manière féline et amoureuse de filmer, sentir les êtres, les paysages, le tout coloré, en peintre, en poète, en créateur m’a tellement plu, défoncé, dirais-je même si le terme ne convient pas, ces paradis artificiels, cette sensualité, cette manière d‘être au monde, de se lover en lui, de voir au sens de la vision, sa beauté et sa grandeur, sa simplicité… Trop de mots, d’adjectifs pour quelqu’un de si simple de si vrai…
Je ne l’ai vu de près, je veux dire, en vrai que deux ou trois fois, la première je crois au festival de la Rochelle à la fin des années 70, il montrait Visa de censure et le présentait avec des musiciens, j‘étais fasciné d’autant plus qu‘étant logé par Cinémarges chez Jean-Francois Garsi, un des organisateurs, je devais partager avec Pierre Clémenti ma chambre… Rencontrer « son » « dieu » est bien troublant et tellement intimidant que je me souviens de quelques cigarettes fumées avec lui avant que de dormir chacun sur un matelas posé à même le sol… pardon pour le dire mais je me sentais comme disciple d’un « saint », avoir l’incroyable présence de Clémenti à quelques mètres de moi et ne rien dire. Je crois que je n’ai pas dit un mot si ce n’est bonne nuit peut-être et encore même pas…. Le lendemain il partait vers de nouvelles aventures et je restais illuminé de son souvenir, de son aura…
En 1981, vivant pas mal chez Copi, j’assistais aux représentations de La tour de la Défense, pièce où Pierre Clémenti jouait le rôle de Guy Hocquenghem, enfin pour ceux qui connaissait Guy et Copi, c‘était disons très proche de Guy et de Remy, de la vie de cette bande d’amis que j’admirais tant aussi, la constellation Hocquenghem et l’amitié entre Copi et Guy dont j‘étais témoin, disciple aussi, la conjonction d’une part de la sphère Clémenti, de la bande Clémenti avec Kalfon, Bernadette Lafont, Bulle Ogier et de l’autre la bande de Guy et de Copi, Remy Germain, Daphnée, Marie France… Cette réunion de tous « mes saints » fut sûrement l’apogée de ma vie, ce moment où tout se réunit le passé le présent le désir, l’utopie… En haut de cette montagne avec sur la scène Clémenti en Guy Hocquenghem, pardon de dévoiler ce qui était l’inspiration de Guy et Copi, cette amitié entre eux qui nourrissait de leurs vie réciproques leurs œuvres, et dans la salle assis face à cette scène où Clémenti et Kalfon, couple homosexuel drôle émouvant et délirant fumaient, buvaient pour de vrai, et pour de faux, oui ce fut je crois le plus grand choc artistique et vital, une réunion de tous ceux que j’aimais de près ou de loin, de tout ce que j’aimais dans la vie, l’amitié et « l’art ».
Ensuite ce fut la descente et le malheur une série de disparitions qui jour après jour années après années ne cesseraient jamais.

Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti dans À l’ombre de la canaille bleue. Crédit photo : © Catherine Faux.
2. René Schérer. Apparition de Pierre Clémenti
Cher Lionel, que pourrais-je ajouter à ton témoignage passionné, à ce « chant d’amour » envers Pierre Clémenti, venant d’un – comment dirais-je? – disciple, admirateur?, non, faible; alors, fervent, fidèle, comme le fidèle d’une religion, puisque tu lui vouais un véritable culte ?
Oui, qu’ajouter à ce témoignage de quelqu’un qui, avant de le rencontrer « en personne », déjà connaissait Pierre Clémenti par ses apparitions à l‘écran, par son œuvre; ainsi qu’il connaissait son entourage accoutumé, son groupe familier ?
Pour lequel, le voir, contempler, cotôyer cette “idole”, a été un bouleversement ?
Comment m’en tirer, oui ?
Alors, je vais prendre par l’autre bout. En me plaçant du point de vue qui est le mien, dans le temps, par l‘âge: en allant chercher du côté d’un Clémenti qui n‘était pas encore lui, Clémenti tel que tous l’on connu.
Du côté de l’apparition d’un innommé et tout aussi merveilleux personnage qui, sans être célèbre, ni connu, sans avoir encore de nom, pouvait attirer tout de même l’attention.
Je parle d’une époque qui se situe aux environs de 1960, quand j’ai fait sa connaissance, ou, pour mieux dire, lorsque j’ai ai eu l’occasion, le bonheur, de l’entendre et de le voir, à Saint Germain des Près où il y avait un groupe, un petit cercle où se produisaient, comme on dit, de « jeunes talents ». Peut-être existe-t-il encore quelqu’un qui s’en souvienne.
Pour ma part, j’y avais été amené par Robert Francès et/ou Louis Saguer, le musicien, en compagnie, et/ou, toujours de Marcel Schneider, de Jean-Louis Bory. Oui ou non, qu’importe? mais c’est pour la petite histoire.
J’ignore qui y avait conduit Pierre Clémenti, venu présenter ou réciter un texte poétique de lui, je crois, sans avoir conservé la moindre idée de ce que c‘était.
Mais il y avait lui — c’est là seulement ce que je veux dire — son apparition, son charme.
Beau, sans doute, mais le mot ne serait pas tout à fait propre. Ce qu’il y avait en lui tenait plutôt de l’attrait, de la grâce, de cette chose incomparable dont beaucoup d’auteurs ont parlé, à propos de ce qu’il y a d’indéfinissable dans l’attrait : Schiller, avec Grâce et dignité, Kleist, dans Le montreur de marionnettes.
Pierre Clémenti avait cela ; pour moi, du moins, à ce moment, et pour beaucoup aussi sans doute. Et il en avait conscience; il en jouait certainement, mais avec bonheur; ce qui lui donnait cette sorte de fierté distante, d’air quasiment hautain qu’il a toujours conservé. Il s’est appuyé dessus pour s’en faire un style, dans le geste, la manière de se poser : une prestance qu’on pourra appeler aussi une sorte de dandysme. Ou alors, une façon, peut-être, de tenir à distance la foule de pédérastes dont il était entouré; c’est probable, c’est certain ; et cela encore composait sa singularité, son charme.
Bref; après cette séance poético-musicale, j’ai, je ne sais comment non plus, continué à le voir de temps en temps. Aimant croquer les visages, je l’ai dessiné, peint, désireux de capter cette grâce, sans, bien entendu, y parvenir. Tout cela, bien entendu encore, a disparu, égaré, perdu. Mais reste pourtant à l’arrière-fond, comme un fantôme obstiné.
Tu l’as écrit justement; il était bien une incarnation singulière de ce qu’on nomme attrait et charme.
Et, comme quelqu’un avec lequel j‘étais très ami cherchait des acteurs pour une pièce d’Audiberti qu’il voulait monter, j’ai pensé à lui et l’ai « recruté ». Il s’agissait, pour le metteur en scène, de Gilles Sandier, professeur de lettres (son vrai nom était Georges Sallet) et critique dramatique, qui a ainsi présenté quelques pièces, en amateur, mais amateur éclairé, sachant s’appuyer sur l’inexpérience même des jeunes acteurs, la plupart du temps ses élèves, ou ayant recours à des adjuvants de talent, par exemple, le décorateur de théâtre André Acquart. Forçant parfois la reconnaissance et l’admiration.
En la circonstance, la représentation devait avoir lieu au théâtre de Lutèce, possédé par Lucie Germain, la pièce étant Altanima d’Audiberti, sur un condottiere de Ferrare, au XVe ou XVIe siècle. Et comme Clémenti devait prononcer des phrases peu commodes à articuler, je me suis chargé de lui faire faire des répétitions. Je nous vois très nettement dans ma chambre de l’Hôtel de France, dans le VIe, aux prises avec la tirade: « Ferrare cette cité de diamant où le duc Alfonso est resté avec sa soeur Theodora, pendant que, pour son blason, nous dégaignions et nous cavalcadions ». Littéralement, ou presque, à quoi Pierre Clémenti, en accentuant au hasard et à contre-sens donnait une sorte de tournure étrange et cavalcadante, assurément. Se posant le point sur la hanche, en costume de page. Irrésistible.
Ce furent, je pense, ses débuts au théâtre. Je ne sais pas s’il s’est encore consacré à des pièces ; en tout cas, c’est au cinéma que je l’ai revu et aimé par la suite; qu’il a affiné, perfectionné cette manière propre de se poser, de prononcer et scander qu’il avait déjà. Un trait, un style constituant son entrée en scène, sa présence, selon une expression usuelle, ou, si l’on veut, son atmosphère, son aura.
Ce qu’on retrouve à chacune de ses apparitions; peut-être plus qu’ailleurs, dans Porcherie, où, sous la direction de Pasolini, il renoue curieusement, et, à coup sûr, par pur hasard, avec le rôle de condottiere de son début.
En moi-même, parfois, j’ai pensé que, contemporain d’Alain Delon (dans le Guépard, ils paraissent ensemble, si je me souviens bien), il aurait pu prétendre à une égale notoriété. Si, mais précisément si, il n’avait pris une voie différente : marginale, seconde, mineure. Voie sans cesse de rupture, de mise à distance, sinon à l‘écart. S’il n’avait (peut-on dire choisi?) le versant sombre, tragique, de la destinée.
À un moment je l’ai perdu de vue, ne l’ayant de nouveau rencontré (là aussi si ma mémoire n’est pas en défaut) qu’au moment de la mort de Gilles Sandier, son premier « formateur » ou « introducteur » théâtral ( le second, celui-là d’une importance décisive, fut Jean-Pierre Kalfon, dont tu parles, cher Lionel).
Mais j’ai toujours été intéressé par ce qu’il faisait, ému, troublé par l’horrible emprisonnement qui lui arriva en Italie, par les pièges de la drogue, par une mort si prématurée. Par un destin enchaîné se déroulant à la manière d’une tragédie antique. Une vie fulgurante, comme ses postures et sa voix, pour laquelle, à la manière de ce que l’on faisait aux âges anciens, ces quelques lignes veulent contribuer à ériger un Tombeau.

JJean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti dans À l’ombre de la canaille bleue. Crédit photo : © Catherine Faux.
3. Gabriel Matzneff. Le stelle non muoiono mai
Si ma mémoire est bonne, la première fois que je vis Pierre Clémenti, ce fut en 1964, au théâtre de l’Odéon, dans une pièce de Billetdoux, Il faut passer par les nuages. J’étais moi-même très jeune – Pierre était de quatre ans mon aîné –, je n’avais encore rien publié. Mon premier livre, Le défi, ne paraîtrait que l’année suivante. J’étais alors plus passionné de cinéma que de théâtre et si j’avais été voir cette pièce à l’Odéon, c’était parce qu’y jouait un immense comédien que j’admirais, Pierre Bertin.
Ce fut au cinéma que Pierre Clémenti allait se révéler à moi comme un acteur de génie. Si, sans consulter mes notes, je devais nommer les trois films où il me fit la plus forte impression, je citerais spontanément Belle de jour de Luis Buñuel, Porcile de Pier Paolo Pasolini et Sweet Movie de Dušan Makavejev.
A l’époque toutefois, bien que nous eussions des amis communs tant en France qu’en Italie — le milieu du cinéma et celui de la littérature sont reliés par de nombreuses passerelles —, nous ne nous étions jamais rencontrés, et ce fut en simple cinéphile, en admirateur horrifié, que je vécus la dramatique aventure de son arrestation romaine, de ses longs mois de réclusion à Regina Coeli.
Les naïfs et les jaloux proclament qu’un acteur, qu’un chanteur, qu’un écrivain, qu’un peintre, lorsqu’ils sont plongés dans une péripétie judiciaire, s’en tirent mieux que le vulgum pecus en raison de leur notoriété, de leurs relations mondaines ; que la justice a deux poids deux mesures. C’est le contraire qui est vrai : un artiste célèbre, s’il se trouve soudain mêlé à une affaire de mœurs (drogue, pédophilie, e chi più ne ha più ne metta), les autorités sont enchantées de le clouer au pilori, de le jeter en pâture aux media, et donc à l’opinion publique. Si Pierre Clémenti n’avait pas été l’acteur fameux qu’il était, le gouvernement italien de l’époque ne l’aurait assurément pas traité en bouc émissaire des péchés d’autrui. Je rappelle au passage que ces années 70 furent une des périodes les plus honteuse de la vie politique italienne, avec au pouvoir des sociaux-démocrates tels que Giuseppe Saragat, des démocrates-chrétiens tels que Giovanni Leone, la pire incarnation du centre mou, hypocrite, menteur et corrompu.
Ce ne fut que plus tard, dans les années 80, que Pierre Clémenti et moi-même nous nous liâmes d’amitié. Autour de l’écrivain polonais Kazik Hentchel, animateur du cinéma Accattone, rue Cujas, dans le cinquième arrondissement de Paris, s’était formé… non certes un cénacle, le mot sonnerait trop guindé, mais un groupe d’amis qui avaient en commun l’amour de la liberté, l’amour de la beauté, l’amour du cinéma, l’amour du bon vin et… l’amour de l’amour. Nous nous retrouvions dans un restaurant aujourd’hui disparu : outre Kazik, Pierre et moi, il y avait là Roland Topor, Fernando Arrabal, Alain Robbe-Grillet, Andréa Ferreol, Alejandro Jodorowsky, Bernadette Lafont, Raoul Ruiz, Krysztof Zanussi, François Weyergans, Laura Betti… Bien qu’il fût déjà vieux comme le coucou, Pierre Klossowski nous honora une fois ou deux de sa présence. Il existe, prise à l’Accattone, une précieuse photo où, unique survivant, je figure entre Klossowski et Clémenti …
Alors Pierre Clémenti n’était plus le jeune et beau démon qui, du temps de sa gloire, déchaînait les passions de ses fans. Certes, il était encore beau, il le sera jusqu’à son dernier soupir, mais d’une beauté, comment dire… d’une beauté fanée, blessée. D’une beauté désabusée. Il était doux, charmant, d’une exquise courtoisie, ne parlait jamais des films qui l’avaient rendu célèbre. Il n’était plus le Pierre Clémenti qui ne pouvait faire deux pas dans la rue sans être assailli par de jolies quémandeuses d’autographes ; les souffrances, les désillusions, le temps qui passe, avaient fait de lui, du moins dans l’ordre de la vie sociale, un autre homme. Esprit libre, poète révolté, oui, il ne cessait pas de l’être, mais sa révolte était dorénavant celle d’un solitaire sans espoir, sans chimères ; sa liberté, celle d’un moine défroqué.
Nous buvions tous beaucoup, sans doute trop. Pierre, dans ses jours de cafard, était celui d’entre nous qui buvait le plus, et cela ne lui réussissait guère. Adorant le bon vin, mais féru de diététique, je lui faisais parfois quelques remarques à ce sujet. Il m’écoutait sans rien dire, en souriant, ce sourire ineffable qui avait miraculeusement survécu à ses infortunes, son sourire d’espiègle adolescent.
Le mercredi 29 décembre 1999, ce fut en lisant le Corriere della Sera que j’appris la mort de Pierre Clémenti, comme en 1997, à Venise, ce fut en lisant Il Gazzettino que j’appris celle de Roland Topor.
Le lendemain, les obsèques de Pierre furent célébrées dans cette église du boulevard Montparnasse où, l’été 1988, avaient eu lieu celles d’un autre ami très cher, lui aussi beau et génial, Guy Hocquenghem, foudroyé par le sida.
Les étoiles ne meurent jamais, le stelle non muoiono mai. Oui, c’est exact. Mais elles nous manquent.

Pierre Clémenti. Crédit photo : © Catherine Faux.
4. Lionel Soukaz. Moi, Pierre de longue endurance
« Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tenus et tant aimé, ils ont été trop clairsemés, je crois le vent les a ôtés, l’amour est morte… »
Un lien, des liens, être frère d’une œuvre, d’un être, de manière étrange, inconsciente et consciente aussi, ce qu’on appelle l’influence, les affluents, en découler d’une autre façon, façonné, être sculpté, sculpter, peindre, filmer son image à la manière de Pierre Clémenti. Pierre de longue endurance. Une longue tradition du cinéma dit expérimental, différent, d’avant-garde, qui va d’Abel Gance à Maurice Lemaître, de Cocteau quand même à Wharol malgré tout, sans oublier Genet, Anger et tant d’autres… le cinéma de poésie, d’art, de la transparence, de l’incandescence, de la surimpression, impressionant, sous la pression de l‘émotion, de la révolte, des luttes, des drogues et de la drogue suprême, l’amour et l’amitié…
Mais tous ont découvert Pierre Clémenti comme l’apparition d’un génie, d’un artiste, d’un enfant nu, sortant de la mer éternelle, de la grotte de Platon qui crée le cinéma et le X inversé de la vision, de l’appareil de projection, avec ses ombres et son soleil. Clémenti naît au cinéma en tant qu’auteur en 1967 avec Visa de censure N°X, avec sa Beaulieu, caméra 16mm, et de la pellicule inversible c’est-à-dire la même pellicule dans la chambre noire et sur l‘écran, un original imprimé directement en positif par la lumière, il y ajoutera quelquefois du négatif tel quel sans le développer et de cette manière impressionne en filmant son monde, sa vision du monde, ses ami(e)s, sa vie dans un tourbillon d’eau de feu et d’air, il crée une tempête d’images s’irradiant d’un œil de cyclone, d’un objectif de caméra, icônes sublimes où se surimpressionnent des couleurs des paysages des personnages des émotions.
C’est à Dante que je pense et à sa Divine Comédie en re-voyant l’œuvre de Clémenti, ses 4 films aux 4 points cardinaux de sa vie : Visa de censure et Carte de vœux c’est le paradis (paradis perdu, inné, paradis retrouvé dans l’utopie des années 70) et ses cercles d‘éléments en mouvements avec l’œil au centre de tout et ce tournoiement perpétuel, cette rotation d’astres avec Clémenti en soleil, Kalfon en lune et ses femmes et enfants en voie lactée… La constellation Clémenti qui subjugue, éblouit et me fascine tant que – pardon et bien narcissiquement – je relie à mes films, Le sexe des anges en 1976, certaines parties de Race d’ep avec un autre soleil, Guy Hocquenghem et son autre constellation, Ixe en 1980… réalisés je pense sous l’influence et les retombées d‘étoiles des films de Clémenti. En ce sens Clémenti est mon frère, mon grand frère en cinéma et toute ma vie j’essaierai d’atteindre cette beauté, cette simplicité et cette franchise, ce rêve de poésie, et ce cauchemar aussi, l’un ne va pas sans l’autre comme les astres et les désastres, les montées et les descentes, l’amour et la haine, la vie et la mort.

New Old, 1978.
New old son second film c’est le purgatoire et ses cercles du cinéma joué par Clémenti, ses rôles dans les films, Le Guépard de Visconti, le Roland de Cassenti etc…, enfin sa vie d’acteur au théâtre et au cinéma avec Marc’O et d’autres, et sa vie tout court à la recherche éternelle de l’amitié de l’amour de complices en création en visions, en poésie, en danse, téléphonant à Viva, actrice de Wharol, aux USA, y allant, la filmant non loin de la Factory… filmant des spectacles mélangés à sa vie, ses envies avec l’apparition d’une vieille dame courbée en noir et blanc dont on peut se demander si ce n’est Clémenti lui-même jouant le poids du passé… Ce temps présent que je partage avec lui, vivant à la même époque à Paris, ce Paris de cartes postales, tour Eiffel, Sacré-Cœur, Barbès et Tati et le Paris des bistrots de Pigalle, de la nuit, des voyous, des assassins de vieilles dames, du début des années 80 avec la drogue qui envahit tout, nos films aussi, ceux de Clémenti et celui de Juliet Berto en 1981, Neige. Après le printemps des années 68, l‘été des années 70, c’est l’automne des années 80 et sa chute des utopies comme autant de feuilles mordorées, rouges, jaunes, couleurs Kodachrome, encore brillantes et chaudes, dernières lueurs, lumière diffuse, les couleurs des 80 seront bleu nuit, celles de la Canaille bleue, de Neige, de mon film Maman que man, ce bleu gris, ce bleu sale, ce bleu de la nuit trouée par des néons, comme autant de flashs aveuglants, l’approche de la mort et du néant par la drogue répandue partout, s’insinuant en tout, drogue du pouvoir, de l’argent pour les dirigeants les affairistes les ministres et leur président, l’affaire du Rainbow Warrior, celle du Coral, Tapie érigé en exemple, Montand et son « vive la crise » et les espoirs déçus, oui cette immense déception de toute une génération flouée, trompée, blessée, écorchée comme la pellicule originale du film New old et ses rayures, griffures, sur la peau du film, sous l’attaque du temps, en résulte des scintillements, dernières trouées de lumière, écorchures, marques sur la peau du corps de Clémenti, amaigri, à la dérive déjà, déjà en enfer…

À l’ombre de la canaille bleue, 1978-1985.
À l’ombre de la canaille bleue ce sont les cercles de l’enfer et de ses tortures. La répression du général Corsacouille joué par Clémenti lui-même qui répand la terreur et l’héroïne par tonnes sur la jeunesse rebelle afin de l’annihiler, de tuer en elle ses forces vives de liberté, c’est la police qui arrête les marginaux, qui les torture avec l’aide du docteur Speed joué par Kalfon, machiavélique, diabolique docteur qui accroche les poètes et marginaux à la drogue afin d’en faire ses esclaves, dont le héros du film, écrit et joué par Achmi Gahcem, le « bougnoule sexuel » condamné à mort, Villon moderne ou héros de Jean Genet.
Tu travailles à ce monde néolibéral capitaliste ou tu meurs, toute manif est réprimée, toute résistance décapitée et l’armée tire sur la foule, c’est le monde déjà cauchemardé par William Burroughs et ses garçons sauvages. Paranoïaque vision mais extra-lucide, visionnaire, voyante d’une main mise du pouvoir sur toute vie, toute liberté, tuant la différence, se référant aussi à la guerre d’Algérie, à la xénophobie régnante contre l’arabe, le poète, le marginal, le nomade et Clémenti dans ce double rôle de général Corsacouille, si j’entends bien ? Corse à couilles ? Son père disparu ? et celui du poète Clémenti mourant sous la torture sur son lit secoué de convulsions…
L’hiver des années 90 et sa glaciation où Clémenti ne fera plus de film comme auteur, est filmé encore comme acteur jusqu‘à sa mort en 1999, comme refusant de voir le siècle prochain qu’il sent peut-être définitivement réduit à la domination de l’argent de l’exploitation, du décervellement et du désenchantement du monde….
Mais Balthazar est là, au nom d’annonciation, fait revivre ses films, et des fous d’une autre époque écrivent des textes sur LUI tels des évangélistes, des disciples exilés sur des îles en voie de disparition, des marges rétrécies. Des voix s‘élèvent encore et en corps, à corps perdu.
Soleil son dernier film en 1988. Le soleil de Clémenti. Le soleil Clémenti. Cette ligne de vie et de mort, mort de sa mère, couchée sur un lit.
« J’ai confiance de m‘être pas trompé ». « La vieillesse et la mort, je m’en fous. J’aurais tellement voulu planer ». « Parfait jusqu‘à la démesure ».
« Moi Pierre de longue endurance », je marche, ses pieds filmés, la marche vers le soleil et la reprise de l’essentiel, ses apparitions dans Visa de censure, ces moments de bonheur, d‘élévation, comme autant de flashs mémoriels, de retours d‘étoiles, de dernières lueurs, de vagues d’amour, de prémonitions.
Soleil était projeté pendant les représentations de sa dernière pièce, Chronique d’une mort retardée, en 1992. Cette mort qu’il a reliée à celle de sa mère, sa mère couchée et lui près d’elle droit, à côté. « J’ai vu ta face regardant Dieu, Soleil, Soleil qui me sourit ».
La mer, l‘écume ensemencée.
« Ce dernier film est celui que je préfère, j’ai laissé ma plume au vestiaire, le jour où les mots se sont envolés »
« Écrire, peindre, lutter dans nos prisons »
et Pierre menotté, emmené par des flics…
Vers OÙ ?
La mort ?
L’amor ?
Le SOLEIL.
Semence du futur. À toi Pierre de longue endurance et à tes enfants, dont je fais partie.

Le soleil, 1988.
5. René Schérer. Allégorisme d’une vie
Allégorisme ou mieux « allégorèse », selon le mot qu’emploie Walter Benjamin dans L’origine du drame baroque allemand. Un vocable rare dont la consonance, aussi bien en français qu’en allemand, évoque le mouvement, la progression, l‘élan créateur.
Dans l’œuvre cinématographique de Pierre Clémenti, tout, en effet, n’est-il pas fluidité, bouillonnement, impulsion ne laissant le regard et la pensée jamais en repos ; questionnement sans cesse relancé, inquiétude ?
Tout va, frénétiquement, tout court d’image en image, se hâte en quête d’un sens éternellement en sursis, suspendu ? D’où venons-nous, où sommes-nous, où allons-nous ? D’où, où, vers où, formule emblématique de la Gnose.L’allégorèse, contrairement à l’idée trop répandue du caractère figé, conventionnel, de l’allégorie – figures impassibles de la justice avec sa balance, de la vertu dans son drapé – et contrairement aussi à la plénitude sereine du symbole de l’art classique, l’illustration d’un récit clair et articulé, parousie du dieu, exprime la fièvre d’un univers hanté, fourmillant d’ombres inquiétantes. Elle s’applique à l’impalpable, à l’inachèvement perpétuel du rapport de l’image au sens. Elle court d’allusion en allusion ; se complaît dans le contraste, dans le rapprochement et la contraction des opposés. Son lieu de prédilection est l’oxymore, cette alliance des contraires, de la lumière et de l’ombre ; côtoiement du bien et du mal, de la mort et de la vie. En vain essaie-t-elle de capter l‘écoulement des choses et des êtres. Elle est elle-même essentiellement devenir.
Dans sa mouvance se loge toujours, en quelque coin, en quelque secret repaire, en marge de la vie, consubstantielle à elle, la présence (une présence-absence) de la mort à laquelle elle s’arrache et à quoi finalement elle conduit.
Figuralement, en quelque lieu de la toile, comme dans les allégories baroque consacrées aux « vanités », à côté du nourrisson réjoui, de l’angélique enfant nu, elle place la tête de mort, le « crâne vide et le rire éternel » qui nous rappellent au transitoire de toute jouissance terrestre.

Visa de censure no X, 1967-1975.
Le cinéma de Pierre Clémenti, on peut le regarder, je crois — une interprétation, sans doute, mais pourquoi pas, parmi tant d’autres possibles ? — comme la mise en mouvement d’une de ces vanités qui rassemblent autour de cette mort allusive et omniprésente le tohu-bohu disparate des objets les plus hétéroclites. Mais, à l’immobilité coutumière de ces natures mortes ou de scènes d’histoire savamment agencées, il substitue le tourbillon fougueux du temps qui tout disperse et emporte dans sa spirale infinie.
Une vague, un raz de marée submerge l’immobile. Plus de repos ; c’est l‘éclatement universel, l’explosion de lignes de fuite, en arrière, en avant, explorant la nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais été, se jetant au devant d’une apocalypse incessamment retardée, plongeant, en une chute sans fin, dans son abîme.
De Visa de censure à À l’ombre de la canaille ; depuis 1967 jusqu’aux années 80, juste avant la miraculeuse éclaircie de 68, puis tout au long de la parenthèse des vingt années de marées ferventes, avec les flux et reflux qui s’ensuivirent, cette œuvre filmique décrit une grande fresque rythmée d’heurs et de malheurs, d’espérances utopiques aussi bien que du désenchantement des lendemains.
C’est le déroulement en tryptique, d’une fresque peuplée de quelques figures autour desquelles elle se compose et se love, mystérieuses, hiératiques comme des fantômes, dont la sienne, insistante, mais plus interrogative que narcissique, à la manière, à la fois, de la statue de pierre du Commandeur et de l’ombre lascive d’un Don Juan effaré.
Figures visibles, individualisées, charnelles, à l’ombre desquelles, emportés dans un tourbillon effrené, visuel et musical, insistant lui aussi, tour à tour sarabande et glas, ritournelle et galop, gravitent de pures images: fragments arrachés à un monde où se mêlent inextricablement le réel et la fiction; événements en miettes de l’histoire contemporaine ou tableaux historiques d’un lointain légendaire.
Mondes brisés, parcours chaotiques de vie et de mort, en une esthétique des rebuts, des bas-fonds, où se ménagent brusquement des perspectives d’espaces béants, des glissements sans fins sur des pentes de cauchemars.L’univers entier se convulse et se tord sous le regard distrait distant, hautain — souveraine impassibilité des immortels — de celui qui les évoque, les traverse, tel quelque dieu dans son éblouissante nudité ; à moins qu’il ne revête l’armure du chevalier, qu’il ne s’empare de la rapière du reître ou ne s’enveloppe dans la cape de l’aventurier.
Pierre Clémenti parmi la tempête qui l’emporte, se fait le vagabond et le quêteur éternel. Œdipe aveugle guidé par une Antigone-enfant, Christ supplicié pour on ne sait quel rachat des morts qui hantent sa suite, il a préservé de l’effondrement et de l’oubli la mémoire des années de feu, vestiges tourbillonnants remontant de l’abîme, par une sublime écriture du désastre.
Il se tient en équilibre, instable mais assuré, sur la crête périlleuse, sur la ligne sinueuse du sens au bord de l’effondrement ; tour à tour prince d’Aquitaine condottiere renaissant, page baroque, sigisbée mythique, échanson des dieux.
Ravivant chaque fois le foyer d’une allégorèse de la vie éclairée par le soleil noir d’une mélancolie féconde.
Oui, cette œuvre est rare, sans pareille ; fulgurante et immortelle à la fois. Elle manifeste la violence irréfutable, inoubliable, d’un éclair et d’un cri.
(Paris, septembre-octobre 2010)

Le soleil, 1988.
Nous remercions Catherine Faux de nous avoir permis de reproduire ses photographies.
Notes
- Ces bobines magnifiques en cours de réédition à l’initiative des jeunes cinéastes expérimentaux Mirco Santi, Catherine Libert, Antoine Barraud, Andrea Monti… ↩