
dossier arrêt sur image
LES STASES DE L’HISTOIRE
Du found footage en général, et des films de Angela Ricci-Lucci et Yervant Gianikian en particulier
« If time ruins the image, the ruined image also interrupts the movement of time, in a manner that has not the form of time, but rather the form of time’s interruption, the form of a pause, of an interruption [1]. »
Ainsi que d’autres avant moi l’auront souligné dans ce dossier [2] l’arrêt sur image repose sur l’interruption d’un flux, celui des images ou de la réalité, dans une section continue d’espace-temps, qui accentue la fonction indicielle de l’image, son « ça a été ». La reprise d’images, combinée avec l’arrêt, re-produit du visible ou, mieux, produit une nouvelle « visibilité » du visible, à partir de ce qui a déjà été vu, ne fut-ce qu’imparfaitement.
Le found footage consiste dans le réemploi d’images (films publicitaires, images de séries B, films des premiers temps, images d’archives) qui tend à les remettre en lumière, nous invitant à les « revoir » et à les faire signifier autrement, selon les nouvelles chaînes dans lesquelles elles s’inscrivent et le traitement particulier (ralenti, recadrage) auquel elles donnent lieu. Le found footage peut s’attacher à remonter et à retravailler un même film ou un même stock d’images : c’est le cas de Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, remontage syncopé, subjectif et quelque peu fétichiste [3] de East of Borneo (1931, George Milfred), de Tom, Tom the Piper’s Son (Ken Jacobs, 1969), une étude visuelle exhaustive (près de deux heures) composée à partir d’un film de 4 minutes de Billy Bitzer, portant le même titre [4], ou encore de Crossroads (Bruce Conner, 1976), qui fait s’étirer sur plus d’une demi-heure une série d’images (souvent les mêmes) prises lors des essais nucléaires de l’Ile de Bikini en 1945.
Le found footage peut également être repris de diverses sources, homogènes ou hétérogènes. Un monde agité (1999) d’Alain Fleischer, tout comme Film ist (2001) de Gustav Deutsch, furent composés à partir d’innombrables extraits du cinéma muet. Home Stories (1990) de Mathias Müller, reprise des scènes d’intérieurs d’un vaste ensemble de films des années 50 et A Movie (1958), le film collage de Bruce Conner, des bandes-annonces, des films de fictions, des images d’archives, des fins de bobine, des fragments de leader, etc.
Ces reprises déploient une intelligence critique, se fondent sur un plaisir esthétique ou simplement ludique. En détournant le sens initial des images et en exposant ainsi leur fonction première, ces reprises nous invitent également à nous arrêter sur ces images, à les regarder pour « ce qu’elles sont » : des artefacts culturels, des traces de l’histoire, des fragments de pellicule. En d’autres mots, la pratique du found footage - ou du moins un bon nombre de ses représentants - peut être analysé comme une modalité de l’arrêt sur image (même si, dans les faits, l’image est animée) entendu comme un mode de repotentialisation et de dévoilement des images, parfois oubliées, souvent invisibles.
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L’histoire du found footage est riche d’exemples de cinéastes, particulièrement à partir des années 60 et 70, qui vont redécouvrir dans le cinéma des premiers temps des formes et des structures formelles en rupture avec un modèle narratif traditionnel. L’exploration par certains de ces cinéastes de ce qui était considéré comme un matériau « primitif » de cinéma, constitue sans conteste - et ceci est attesté entre autre par Tom Gunning et Bart Testa [5] -un maillon important de la chaîne qui mènera à une « re-vision » complète de l’histoire des premiers temps du cinéma dans les études cinématographiques. Que ce soit par décomposition du mouvement, remontage avec d’autres sources et tirage négatif (Lumière’s Train arriving at the Station, Al Razutis, 1979), du voyage quasi-immobile d’une banale vue de train (Eureka, 1969, Ernie Gehr), à la reprise en boucle d’un même fragment de film (Seashore, 1974, David Rimmer), chacune de ces œuvres fonctionne comme un voyage immobile, une « stase » [6] dans le temps et dans l’espace qui ré-expose le passé, le faisant remonter en s’y arrêtant. Ces films informent la pratique d’un certain nombre de cinéastes plus contemporains, qui réemploient également, bien que dans un contexte médiatique et un cadre esthétique différents, des matériaux provenant du début du siècle.
Parmi ceux-ci, on compte des films réalisés à partir de films de famille ou encore de films amateurs tournés durant la guerre (les premiers films de Gustav Deutsch, ceux de Peter Forgacs), ou encore des œuvres de cinéastes-archivistes expérimentaux tels Bill Morrison, Peter Delpeut et Angela Ricci-Luchi et Yervant Gianikian. Les œuvres, très différentes, de ces derniers, mettent toutes en valeur les propriétés matérielles de la pellicule filmique, travaillée par le temps. Cette nouvelle « esthétique des ruines », entremêle le poétique avec une politique rédemptrice des images qui articule une allégorie de la disparition du cinéma et, plus généralement, une allégorie du siècle évanoui. Le cinéma y apparaît comme un vaste chantier ou un site archéologique, dans lequel on peut produire, à contre-temps du temps de ces images, une nouvelle impression de l’histoire.
Parmi ces très nombreux et très divers voyages dans l’espace, dans le temps et dans l’histoire du siècle que nous propose le cinéma contemporain, je voudrais insister sur la démarche obstinée et exemplaire de Ricci-Lucchi et Gianikian. Leurs films se composent pour la plupart de matériaux d’archive datant du premier quart du siècle : ils documentent et décortiquent une pratique des images, une logique du pouvoir et ils mettent en lumière, dans des œuvres d’une grande puissance visuelle, les relations complexes entre le médium cinématographique et l’inscription de l’histoire, l’esthétique et l’idéologie. Ils commencèrent leur carrière en réalisant dans les années 70 des films parfumés, jouant de la synesthésie entre vision, son et odeur. En 1977, ils mirent la main sur un stock de pellicule 9,5 mm, un format de distribution amateur créé par Pathé, souvent en très mauvais état et qu’ils ne purent, longtemps, observer qu’à la main… C’est sans doute ces contraintes de lecture de l’image (à la loupe, ou par-dessus une table lumineuse) qui leur permis de développer une méthode qu’ils ne cesseront d’explorer par la suite : lenteur du défilement et variation de rythme, travail méticuleux d’observation, photogramme par photogramme, arrêt sur image.
Frustrés par les employés de labo qui leur disaient qu’il était impossible de transférer des pellicules 9,5mm sur un autre format - ils mirent au point un appareil leur permettant non seulement de visionner, mais également de refilmer les bobines qu’ils trouvaient. Cette « caméra analytique », une tireuse optique artisanale, composée d’une caméra 16mm et d’un projecteur reconverti, évoque les machines et jouets optiques du XIXe siècle. Ils peuvent, grâce à elle, faire défiler manuellement la pellicule (comme au premier temps du cinéma), manier différents supports et degrés de dommages de la pellicule, de varier les chaleurs et ainsi - ce qui est toujours un risque - éviter que la pellicule s’enflamme.
En 1982, ils acquièrent d’un vieux laboratoire de Milan qui s’apprêtait à s’en débarrasser un fond d’archives constitué par l’explorateur, opérateur, collectionneur et sympathisant fasciste Luca Comerio, mort amnésique et oublié en 1940 (paradoxe que souligneront à plusieurs occasions les cinéastes).
Ils ont confectionné, à partir de ce fond et de d’autres fonds d’archives, fil des ans, un ensemble de films fascinants qui réévaluent et explorent les traces de l’histoire laissés par ces lambeaux de pellicule, révélant à la fois une pratique des images (vues, paysages, scènes de chasse, etc.), l’« ordinaire » du colonialisme (parades à la gloire de l’Empire, catéchisation des jeunes filles, autochtones chargés de tâches serviles), du « tourisme-vandale », les traces du fascisme naissant et les horreurs de la première guerre mondiale [7], en re-montant et re-montrant tout simplement ces images, sans commentaires explicites, avec seulement quelques intertitres, souvent assez laconiques. Leur idée serait que dans l’insignifiant, l’ordinaire on peut débusquer le détail dans lequel se loge les symptômes de l’histoire : les films sont scrutés, explorés grâce à leur appareil qui leur permet de ralentir le défilement ou de s’arrêter sur un photogramme, de recadrer et d’employer des filtres de couleurs qui évoquent les teintages des films muets. Comme parfois dans les Histoire(s) du cinéma ou d’autres films-vidéos de Godard, nous re-voyons les images, tout en assistant à leur analyse.
La décomposition du mouvement (plus près en cela de Marey que de Lumière), met en valeur la décomposition du matériel filmique, sa nature matérielle, pour produire un catalogue analytique bouleversant des images du début du siècle qui en transforme le sens premier, forcément laudatif. Comme ils l’écrivent :
« Nous voyageons en cataloguant, nous cataloguons en voyageant à travers le cinéma que nous allons re-filmer. […] La construction d’une caméra analytique nous permet […] de fixer et de reproduire dans des formes inhabituelles le matériel d’archive. Grâce à elle nous réalisons nos « mises en catalogue », nous archivons, parmi la masse d’images trouvées et que nous avons, celles qui provoquent en nous de fortes sensations. Emploi de l’ancien pour le nouveau, pour faire émerger des actualités les sens cachés, pour renverser les sens premiers. Mémoire de fin de millénaire sur les comportements, les idéologies [8]. »
C’est le cas notamment de Dal polo all’equatore (Du pôle à l’équateur, 1986), vu par certains comme leur chef-d’œuvre et qui leur prit cinq ans à réaliser. Ce film emprunte à la fois son titre et un grande nombre de ses images à un film de compilations des années 20 (bien que plusieurs vues datent du début du siècle), monté et en partie tourné par Comerio dans une tentative de se « conformer à la forme du documentaire fasciste [9] ». Les deux cinéastes ré-organisent ce matériau et le retravaillent afin d’en subvertir, par le ré-agencement et le re-visionnement de ses éléments, les visées initiales. Ils le transforment en un voyage hypnotique dans le temps et l’espace, que vient accentuer les vrombissements électroniques du musicien Keith Ulrich.
Du pôle jusqu’à l’équateur, en effet, on parcourt un espace géographique, du nord au sud, mais aussi une stratification temporelle complexe qui, tout en faisant fi d’un ensemble de faits historiques (dates, lieux, provenance des images), nous place devant une histoire de notre temps qu’il nous est donnée de revoir, d’imaginer à nouveau, de « rendre à nouveau possible ». Parties de chasse en Arctique et en Afrique, défilé de noirs affublés de costume, parade de militaires dans les colonies, catéchisation de jeunes africaines, scènes de la première guerre mondiale, etc. Le ralenti confère une prégnance spectrale aux images (on revient à l’expérience de Gorki au cinéma) : il fait apparaître la mise en scène du réel pour la caméra, mais aussi ce qui lui échappe, le « flow of life » dont parlait Kracauer, que l’agrandissement ou l’arrêt sur image, révèle d’autant mieux : ces images exhumées témoignent et font œuvre de résistance.
Ces images, « travaillées par l’arrêt et la répétition » - dont Giorgio Agamben a décrit dans un très bel article toute la portée « historique et messianique » pour le cinéma [10] - nous montrent non seulement des sujets et des paysages « exotiques », elles allégorisent l’époque coloniale en la rendant à nouveau disponible au « possible », c’est-à-dire en restituant leur pouvoir critique. Elles re-présentent des « sujets et des situations filmés » et en même temps, les sous-bassements idéologiques, les a priori esthétiques qui présidèrent à leur enregistrement [11]. Comme l’écrit Emeric de Lastens : « Arrêter le regard sur les détails d’époque, le geste d’un soldat ou d’une enfant, cataloguer ou inventorier des images à l’origine déjà indexées à une pure fonction descriptive et indicielle, c’est métamorphoser ces ruines en représentations de l’imaginaire historique [12]. »
La vitesse du déroulement caractéristique de leurs films est fondé sur un effet d’interruption et de reprise du flux des images, créant un effet de sidération plastique, proportionnel au trouble que les images produisent : leur beauté donne lieu à une « expérience esthétique ambivalente », dans la mesure où elle appelle un déplacement critique permanent. Comme le souligne Jeffrey Skoller dans un ouvrage récent [13], le sujet se trouve tout à la fois absorbé par le grain, la luminosité, le spectre de couleurs solarisées des images et en même temps troublé, repoussé par le spectacle qu’elles donnent à voir - la capture d’un ours polaire, la mise à mort d’une antilope, des éthiopiens traversant un lac chargé de marchandises et d’un tricolore savoyard, des petites africaines défilant en rangs et faisant leur signe de croix devant une religieuse à la voilette blanche - et qui était destinée à produire des effets de fascination ou de consolidation nationale. Nous sommes donc toujours pris entre notre position de spectateur contemporain, et en train d’imaginer les différentes positions spectatorielles, les réactions que ces mêmes images pouvaient susciter il y a 90 ans. Voyage immobile, donc, que l’arrêt sur image mobilise…
Traversées par les sédiments historiques qui se sont déposés sur la pellicule et dans notre mémoire, ces images font constamment se télescoper le Maintenant avec l’Autrefois. Cette « dialectique à l’arrêt », pour employer l’expression de Benjamin, permet de redonner corps au temps passé, ou de redonner du temps à ces corps aujourd’hui disparus, dans une double opération de sauvetage - fut-ce-t-elle métaphorique -, et des matériaux et des individus, spoliés ou emportés dans le tourbillon du siècle.
Ces films nous proposent une écriture singulière de l’histoire fondée ni sur la mise en récit, ni sur un méta-commentaire. Plutôt, ils nous remettent en présence d’une réalité brute, en lambeaux, volontiers opaque, qui conserve toute son ambiguïté et sa puissance d’évocation. Ils nous placent devant une mémoire historique hantée, non-réconciliée, une histoire entrevue dans les ruines de ce qui reste. Ils nous proposent, en d’autres mots, un saisissant arrêt, en guise de retour, sur l’histoire.
Le film de Ricci-Lucchi et Gianikian Du pôle à l’équateur sera présenté à la salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise le 26 novembre à 19h, dans le cadre du programme, co-organisé par le GRAFICS et Hors champ, "Vues sur l’exotisme. Voyages au premiers temps du cinéma".